A l’occasion des vingt ans de l’album Ok Computer de Radiohead, sorti au Royaume Uni le 16 Juin 1997, Quentin vous propose un article de fond sur Ok Computer ! La première partie s’intéresse au contexte de l’album, la seconde à son style et la dernière à sa signification. Bonne lecture !
Modernité d’OK Computer et aliénation technologique
Moderne, OK Computer l’est à la fois par les techniques de composition qui l’ont enfanté et par l’omniprésence de la technologie dans les paroles. Celle-ci est présentée comme source d’angoisse et d’aliénation. Cela commence fort avec l’accident de voiture comparé à une troisième guerre mondiale : « in a next world war/in a jacknifed juggernaut/I am borna gain ». A l’autre extrémité de l’album, « Lucky » va plus loin en imaginant un crash d’avion, allégorie de la guerre de Bosnie dont il faut sortir les innocents : « pull me out of the aircrash, pull me out of the lake ». Ce leitmotiv des transports apparaît aussi sur « Let Down » par l’énumération initiale « transports, motorways and tramlines, starting and then stoping, taking off and landing » et indirectement sur « The Tourist » avec l’injonction de ralentir. Dans les deux cas, les moyens de transport symbolisent l’accélération d’une société qui ne prend plus le temps de se poser.
La révolution numérique marque une nouvelle étape de la modernité alors que Radiohead compose l’album ; ils perçoivent les effets de ce changement sur la société de manière aussi visionnaire que critique. Trois ans avant l’an 2000, Radiohead fait le point sur un emballement technologique qui n’impacte pas seulement l’économie mais aussi directement les individus eux-mêmes. « He talks in maths, he buzzes like a fridge » : la frontière entre l’humain et la machine se brouille. L’univers de l’album est proche de la science-fiction, tendance dystopique, avec l’évocation d’androïdes et d’extra-terrestres mais aussi de Dieu, d’un chef d’état, d’un superhéros. Toutes ces figures inaccessibles suscitent l’espoir et la désillusion. « I live in a town where you can’t smell a thing, you watch your feet for cracks in the pavement » : la cité moderne de “Subterannean Homesick Alien” est aussi aseptisée que le joli pavillon avec jardin décrit dans “No Surprises”. La technologie demande des efforts (“car wash – also on Sundays”) mais aussi de l’abdication. Ironiquement, elle serait là même pour annoncer une bonne nouvelle qui ne vient pas : « no alarms and no surprises ».
On a souvent pointé le paradoxe qui consistait à s’alarmer de l’emballement technologique tout en embrassant les potentialités musicales qu’elle permet. Mais si c’était un paradoxe assumé ? Et si les sons technologiques que l’on entend à la fin de « Karma Police » et au début de « Climbing Up the Walls » n’étaient pas neutres du point de vue de la signification ? OK Computer décrit le monde froidement, sans jugement, son cynisme n’est qu’une représentation du cynisme du monde. Ce n’est pas vraiment un album « engagé ». Alors il n’y a aucune contradiction à mettre de la technologie dans les sons : celle-ci n’est pas seulement utilisée mais aussi matérialisée, balancée aux oreilles de l’auditeur, mise en évidence à travers coupures et dissonances. Elle apparaît aussi dans le livret du CD avec les dessins de machines et la déstructuration des paroles, et au dos de la pochette avec la mention « 1 = 2 (we hope that you choke) ».
OK Computer, c’est l’aliénation de 1984 mais aussi l’ère du bug technologique à la Brazil, avec une bonne dose de l’apathie devant l’organisation en apparence parfaite et inébranlable de la société que David Fincher montrera deux ans plus tard dans Fight Club. D’ailleurs, le réalisateur avait songé à Radiohead pour sa bande sonore. A la manière de Tyler Durden, l’individu de « Fitter Happier » est bloqué sur son siège et assigné à une existence répétitive, conventionnelle, dénuée de sens profond. « An empowered and informed member of society (pragmatism not idealism) » : faire partie de la société, c’est accepter ses règles et son inertie, qui vous happe jusque dans votre existence intime. Une force d’inertie qui va toujours vers le « plus » : avec l’éloge de la lenteur de « The Tourist », Radiohead passerait presque pour un tenant de la décroissance dans une Angleterre superficielle… Au fond, la technologie n’est qu’une prolongation du capitalisme, cible jamais nommée de l’album, produisant le consumérisme et l’isolement social. Les « voix de poulet mort-né » évoquées dans « Paranoid Android » pourraient être celles des publicités qui poussent les citoyens à n’être que des consommateurs, formatés par l’ « économie vaudou » d’ « Electioneering ».
De la résignation à la tentation héroïque : une signification ambiguë
Que faire dans un tel chaos ? La politique n’apparaît pas comme une option crédible. D’après « Electioneering », ce sont les électeurs qui sont au service des gouvernement, et non l’inverse : « I trust I can rely on your vote ». Manipulés, ceux-ci ne peuvent rien face au FMI et à des dirigeants qui considèrent les options politiques comme un marchandage. La suggestion de « renverser le gouvernement » sur « No Surprises » est d’emblée vouée à l’échec et risquerait toute façon de basculer vers l’anarchie de « Climbing Up the Walls » ou la dictature de « Karma Police ». En fait, Radiohead ne propose aucune solution. C’est à l’individu de se débrouiller pour trouver un sens à cette modernité aliénante. « Don’t get sentimental at all », chante Thom Yorke sur « Let Down » : la société enferme l’individu dans sa routine et ses conventions au point que même les émotions sont considérées comme suspectes. Le combat face à cette apathie est vital : si rien n’est fait, l’individu risque de finir « écrasé comme un moustique sur le sol » ou de subir le violent lavage de cerveau que Radiohead semble mettre en musique à la fin de « Paranoid Android ».
Se résigner mène au mieux à l’enfermement (« Fitter Happier ») au pire au suicide (« No Surpises »). Dès lors, il s’agit de transcender le malaise social et de s’évader, au-dehors du monde, tout en y restant physiquement présent. L’une des élévations les plus puissantes, dans la voix de Thom Yorke comme dans la signification, se trouve dans la phrase « One day I am going to grow wings » sur « Let Down » : s’élever permet de prendre du recul et de sortir de l’attitude du touriste pressé pour regarder les tramways s’enchaîner avec sérénité. Même chose avec l’illumination de « Subterranean Homesick Alien » qui n’est pas prise au sérieux par les amis trop terre-à-terre du narrateur. A bord de la soucoupe volante, il peut s’extraire des défaillances technologiques de la biosphère : « show me the world a I’d love to see it ». Ces élévations symboliques peuvent se traduire, plus concrètement, par la fuite des deux amants au-dehors de l’emprise du père tyrannique sur « Exit Music (for a Film) ». Cette chanson est la preuve la plus éloquente de l’importance de l’amour dans l’œuvre de Radiohead. « Sing us a song, a song to keep us warm » : bel hommage au pouvoir de la musique, au passage.
Le groupe lui-même s’inscrit dans la libération à travers les élévations aériennes de son style, les envolées lyriques de Thom Yorke, la grâce des chœurs. OK Computer est puissant parce qu’il attaque les nerfs et la cervelle de l’auditeur pour mieux tirer son âme vers le haut. Radiohead nous fait partager son expérience de façon intime et nous traite comme des alliés potentiels : « I like you. You are a wonderful person. I’m full of enthusiasm. I’m going places. I’ll be happy to help you. I am an important person. Would you like to come home with me ? ». Encore un message de libération, écrit sur une tranche cachée du boîtier CD ! OK Computer permet donc une désaliénation de la Britpop et de ses conventions, mais aussi des sujets qu’il expose, par emprise et catharsis. Le nœud qui maintient son unité de sens est un conflit entre d’une part l’aliénation et la monotonie de la vie contemporaine, d’autre part la libération. Celle-ci va plus loin qu’une contemplation stoïque puisque, dès le premier morceau, Radiohead évoque une prodigieuse capacité à transformer le monde : « I am back to save the universe ». Même chose sur « Lucky » avec « it’s gonna be a glorious day » puis « I’m your superhero », phrase mise en valeur par le tempérament glorieux de la guitare électrique. Comme Tyler, comme Nietzsche, il s’agit de se considérer comme un superhéros en puissance.
Cependant, quelle part de réalité et de mégalomanie là-dedans ? Ne sommes-nous pas en pleine illusion ? Le passage de « Lucky » qui sonne de la manière la plus conclusive nous dit : « We are standing on the edge ». Les chansons de libération finissent souvent mal : l’insecte reste écrasé à la fin de « Let Down », les amants meurent sur « Exit Music »… Difficile de conclure que c’est la libération qui l’emporte, à moins de se fier à certains finals joyeux comme le dernier accord de « Karma Police » ou les jolis scintillements de « Let Down ». Et puis, sur OK Computer, certaines phrases sont en réalité des antiphrases et doivent être interprétées après avoir inversé les pronoms. De l’aveu de Thom Yorke, c’est le cas pour « with your opinions which are of no consequence at all » sur « Paranoid Android » où il faut remplacer le « tu » par un « je ». Ne serait-ce pas aussi le cas sur « Lucky » pour « The head of state has called for me by name but I don’t I time for him » ? Le sens aveuglé ne serait-il pas, une nouvelle fois, que les gouvernements sont impuissants à résoudre les problèmes de la société et que les individus se retrouvent seuls à gérer leurs espoirs et leurs désillusions ?
En guise de conclusion
Le public aurait pu penser que le groupe allait poursuivre dans cette veine et livrer un troisième chef d’œuvre de rock alternatif… mais non !
Rappelez-vous, on parle de Radiohead, un groupe qui se réinvente sans cesse et réinvente la musique par la même conclusion. L’album suivant, Kid A, est certes un chef d’œuvre mais il a plus sa place au rayon électro qu’au rayon rock… C’est un virage à 360° qui voit le groupe élargir encore ses influences et repousser toujours plus sa zone de confort. La plus belle chanson de Kid A, « How to Disappear Completely », aurait peut-être eu sa place sur OK Computer, mais le reste surprend beaucoup le public qui ne s’attendait pas à une musique si aride où les ondes et les boîtes à rythmes prennent souvent la place des guitares.
Aujourd’hui, Radiohead en est à neuf albums studio : le petit dernier A Moon Shaped Pool est sorti en mai 2016. Les membres du groupe ont vieilli, gagné en maturité, diversifié leurs projets respectifs… OK Computer reste leur album le plus fort à ce jour, même si la concurrence est sérieuse avec The Bends, Kid A, Amnesiac et In Rainbows. Il s’inscrit dans une époque maintenant révolue pour le groupe et pour l’Humanité. Mais c’est un chef d’œuvre intemporel, conservé au frais par sa grâce, préservé d’un vieillissement précoce par son ambiance stratosphérique, et toujours captivant ne serait-ce que par le mystère qui l’habite. Chaque nouvelle écoute de cet album me révèle un détail que je n’avais pas repéré : une ligne de basse, un effet de guitare, un changement de rythme… Et je me dis à chaque fois que c’est ce détail et mille autres qui rendent cet album si parfait.
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