A l’occasion des vingt ans de l’album Ok Computer de Radiohead, sorti au Royaume Uni le 16 Juin 1997, Quentin vous propose un article de fond sur Ok Computer ! La première partie s’intéresse au contexte de l’album, la seconde à son style et la dernière à sa signification. Bonne lecture !
Un bloc alternatif au style auto-référentiel
L’appartenance d’OK Computer au rock alternatif ne fait aucun doute, mais cela ne nous dit rien du style de l’album. Totalement inédit à l’époque, ce style influence une flopée de groupes de rock plus ou moins alternatif, de Coldplay à Grizzly Bear en passant par Travis, Girls in Hawaii et Elbow. Au-delà de ces héritages manifestes, l’album se dilue dans sa postérité et laisse ainsi une trace indélébile dans la musique contemporaine. De même que pour les œuvres les plus marquantes des Beatles et de Pink Floyd, il matérialise un bond en avant après lequel on a du mal à concevoir que l’on puisse faire de la musique de la même manière.
Alors, comment caractériser ce style ? En quelques mots, on pourrait dire qu’il s’agit de rock planant et mélancolique faisant la part belle aux superpositions d’instruments, aux changements impromptus de rythmes et aux sonorités atmosphériques. En réalité, OK Computer est bien plus que cela et ne pourrait être résumé en une phrase. Les adjectifs par lesquels on sera tenté de le décrire sont impuissants à le saisir dans sa totalité car les chansons sont à la fois disparates et complexes. Mélancoliques aux premières écoutes, certains titres comme « Let Down » ou « Lucky » laissent dévoiler au fil du temps leur caractère bienveillant ou grandiloquent. « No Surprises », quant à elle, n’a rien à faire dans Shrek tant elle est d’un pessimisme qui n’a rien d’inoffensif. Et puis, même l’ambiance générale est sujette à caution : si l’on se situe clairement dans la modernité technologique qui écrase les individus, sommes-nous du côté des forts ou des opprimés ?
En fait, le style d’OK Computer est indéfinissable parce que fluctuant et auto-référentiel. C’est un album qui se cherche perpétuellement. Les premières notes qui sortent du disque, à savoir celles du riff de Jonny Greenwood sur « Airbag », semblent éclore d’un œuf et regarder autour d’elles pour voir ce qu’il y a à découvrir. Elles sont aussitôt enveloppées d’une deuxième guitare électrique et de percussions instigatrices de suspense. Puis les instruments s’installent petit à petit sur ce morceau en ayant l’air d’hésiter voire de s’excuser : d’abord la batterie qui donne l’impression de se rétamer par terre, puis la voix ésotérique de Thom Yorke, la basse hachée et grondante de Colin Greenwood, et enfin les discrets accompagnements au clavier de Jonny Greenwood.
Arrivés aux trois quarts de la chanson, on se dit que Radiohead a fini par trouver l’équilibre à l’issue d’une laborieuse séance d’improvisation. Puis vient la partie la plus chaotique et imprévisible du morceau, et les quatre notes électroniques finales qui semblent plus faites pour introduire « Paranoid Android » que pour conclure « Airbag ». A ce stade, impossible de deviner où Radiohead nous emmène : au couplet languissant du deuxième morceau succèdent un refrain plus entraînant, un pont nerveux, un solo de guitare épique puis une section chorale de toute beauté. C’est le premier moment de pure glorification de la beauté artistique sur OK Computer. Et c’est peut-être là que l’on a la confirmation que tout est parfaitement calculé et maîtrisé : les effets bizarres, les coupures, les gémissements, tout est fait pour mettre l’auditeur dans un état de tension attentive et le préparer à recevoir le choc des passages les plus beaux.
C’est comme ça que l’album produit son effet : les moments d’anxiété sont aiguisés par l’anticipation des moments d’apaisement. Sur le troisième titre « Subterranean Homesick Alien », on croit ainsi marcher sur un fil fragile pendant tout le morceau puis Radiohead résout deux fois le conflit : une première avec les mots « but I’d be alright » et une deuxième à la toute fin lorsqu’ils reprennent les notes du début de façon plus conclusive. Vient ensuite l’un des triptyques les mieux pensés de l’histoire du rock : « Karma Police » répond cyniquement à l’envolée optimiste de « Let Down » qui est elle-même une réaction à la morbidité romantique d’« Exit Music (for a Film) ». La première moitié de l’album se conclut en beauté sur la répétition d’une phrase dont Thom Yorke semble redécouvrir la puissance à chaque incantation : « For a minute there, I lost myself ». Le septième morceau « Fitter Happier » représente quant à lui une transition microphonique des plus atypiques. Radiohead avait envisagé de le mettre en première position, mais ils ont probablement eu raison d’y renoncer car cette entrée en matière aurait été trop brutale. « Airbag », au contraire, est parfaite pour débuter l’album car elle semble le contenir en entier sans hâter la découverte.
Sur la deuxième face, je suis tenté de percevoir une inexplicable symétrie : nous avons d’un côté un paquet constitué de l’excité « Electioneering » et de son antithèse « Climbing Up the Walls », de l’autre le duo des chansons les plus posées « Lucky » et « The Tourist ». Et dans l’axe, j’oublie toujours qu’elle est là en approchant du numéro 10, mais « No Surprises » nous berce dans son aura de dépression et présente la signification la plus explicite de l’album jusque-là. Remarquez que Radiohead recourt de nouveau à la méthode de l’hésitation pour introduire « Electioneering » alors que la mélodie principale de « No Surprises » débute directement. L’explication heuristique serait que la première est d’un tempérament nouveau jusque-là dans cet album, alors que la deuxième se rapproche du style de « Let Down » qui est son antagoniste dans les songes. Par ailleurs, les intros et outros en friche musicale laissent le temps d’encaisser les chocs de ce qui précède. Enfin, comment ne pas s’écrier que l’album s’écoule de la manière la plus génialement programmée à l’écoute des dernières mesures ? Les instruments s’en vont calmement sur « The Tourist » et Phil Selway fait résonner un petit coup de triangle pour signifier que la séance est finie.
Voix de falsetto, claviers aériens et trio de guitares folles
C’est donc à l’issue de nombreuses écoutes que l’on perçoit OK Computer comme un bloc cohérent constitué d’un ensemble ordonné d’unités complexes. Mais pour être sûr que c’est toujours le même album que l’on écoute, il faut aussi des dénominateurs communs, des éléments qui font que l’on saisit immédiatement à l’oreille le rapport entre tel passage et tel autre. Ce sont bien sûr les musiciens, leur style de jeu et leurs sonorités qui vont remplir cette fonction. Yorke tenait à chanter chaque morceau différemment et y est parvenu ; mais c’est toujours la même personne et sa voix de falsetto, rôdé à la technique de Jeff Buckley, que l’on entend. Cette voix est le premier élément de continuité de l’album : c’est elle qui permet de donner sens et humanité aux morceaux. Tantôt geignante, tantôt agacée, tantôt étonnée, elle est le principal instrument. Sur des moments à climax tels que le dernier couplet de « Let Down » ou la troisième section de « Paranoid Android », le chanteur accomplit des prouesses de coffre et de justesse harmonique. Les chœurs chantés et superposés par Yorke n’ont rien à envier à ceux des Beach Boys. Ils ne sauraient être confondus avec les chœurs factices qui sortent du mellotron de Jonny Greenwood : ceux-là, comme le Mac de « Fitter Happier », sont des voix désincarnées qui mettent d’autant plus en valeur l’authenticité de celle de Thom Yorke.
Un autre élément manifeste du style d’OK Computer, qui le distingue cette fois-ci de son prédécesseur The Bends, est l’importance des sonorités issues d’instruments autres que le traditionnel quatuor guitare/basse/batterie/voix. Entendons-nous bien : OK Computer n’est pas une foire de démonstration pour tous les instruments possibles et imaginables comme c’est le cas dans certains albums de rock progressif ou indépendant. Les sonorités sont méticuleusement sélectionnées et s’intègrent parfaitement à l’ensemble. Synthétiseur, orgue, mellotron, glockenspiel, piano… Jonny Greenwood se montre remarquablement doué pour utiliser les claviers, dont il fait un usage beaucoup plus poussé que sur The Bends. C’est aussi lui qui compose la section de cordes de « Climbing up the walls ». Ce sont les mélodies envoûtantes et les nappes enveloppantes issues de ces instruments qui confèrent à l’album un aspect aérien ; « Suterranean Homesick Alien » en est l’émanation la plus marquée. Thom Yorke n’est pas non plus en reste dans les bidouillages : il n’hésite pas à utiliser des séquenceurs et un ordinateur pour faire surgir des sons de nulle part. D’où le titre de l’album !
Mais on aurait tendance à oublier que Radiohead demeure avant tout un groupe à guitares. Ces dernières sont certes moins centrales que sur The Bends mais elles sont loin d’avoir disparu comme sur certaines pistes des albums suivants. Au contraire, les trois guitares apparaissent à un moment ou un autre sur la plupart des morceaux. Les riffs et solos de guitare électrique les plus mémorables qui parcourent l’album sont généralement l’œuvre de Jonny Greenwood. Dans l’ombre, son comparse Ed O’Brien y ajoute une épaisseur, une fioriture ou un contre-point. A coups de distorsions, réverbérations, delay, fuzz et autres effets non identifiés, les deux hommes rivalisent d’imagination pour mener OK Computer vers les hautes sphères de l’expérimentation guitaristique. Mentionnons la descente finale en piqué de « Karma Police », la trame de fond grésillante de « Lucky », la volonté de dépasser le mur du son sur « Let Down »… Quant à la guitare acoustique, elle est jouée par nul autre que Thom Yorke qui ajoute ainsi une certaine fraîcheur à des passages de « Paranoid Android », « Exit Music (For a Film) » et « Karma Police ». Il n’est que le troisième guitariste par ordre d’importance, mais quand il prend son manche, ses notes apparaissent aussi fragiles et précieuses que sa voix.
Enfin, impossible de cerner complètement le style d’OK Computer sans prêter attention à ses aspects rythmiques. Colin Greenwood est sans doute le membre le plus « cool » du groupe, et cela se ressent dans sa façon de jouer de la basse, qui apporte un groove quelque peu rassurant dans les moments les plus torturés. Il soutient avec force et brio les guitares sur certains passages comme le pont de « Paranoid Android » ou les couplets de « Lucky ». Phil Selway, qui a un jeu de batterie clair et légèrement souffreteux, a lui aussi ses moments de bravoure. La montée qu’il mène d’une main de maître dans le deuxième tiers d’ « Exit Music (For a Film) » est l’un de ces passages du rock où la batterie est, bien plus qu’un support rythmique, un ensemble cohérent de tambours et de cymbales produisant leur propre beauté. Et puis, le groupe n’hésite pas à orienter le rythme dans des directions inattendues : « Electioneering » est rythmée à la timbale, la batterie d’ « Airbag » est samplée et la traditionnelle signature rythmique en 4/4 de « Paranoid Android » vire au 7/8.
Douze morceaux hors-du-commun
On a dit d’OK Computer qu’il était expérimental, planant, beau, surprenant, envoûtant, puissant, majestueux, génial… On a mis en avant son côté déprimé mais aussi son côté libérateur. On a parlé de ses aspects rock, acoustiques, électroniques, progressifs… On l’a trouvé à la fois dérangeant et apaisant… un peu dichotomique, en somme. On l’a senti poignant et hermétique, fluide et imprévisible, doux et énergique, moderne et orwellien. Vous savez quoi ? OK Computer est tout cela à la fois. Et chacune des douze chansons qui l’habite pousse certains de ces aspects à leur paroxysme. Pris isolément de l’album qui les transcende, n’importe lequel de ces morceaux est exceptionnel ; pris au sein de l’album, il le reste. Exercice : essayons d’attribuer trois adjectifs à chaque morceau d’OK Computer pour caractériser ce qu’elle a de plus que les autres.
- « Airbag » : la plus représentative, la plus électronique, la plus imprévisible
Inspiré par DJ Shadow, ce morceau nous plonge d’emblée dans le caractère anxiogène de la société contemporaine. Il évoque les sentiments que peut induire le fait d’échapper à un accident de voiture. L’idée de réincarnation est prise dans le Livre Tibétain des Morts, ouvrage ayant influencé d’autres artistes avant Radiohead… - « Paranoid Android » : la plus progressive, la plus impressionnante, la plus géniale
D’une durée de 6 minutes 27, divisée en quatre sections dont une composée par Jonny Greenwood, cette progression épique est inspirée par « Bohemian Rhapsody » de Queen qu’elle surpasse haut-la-main. D’après Thom Yorke, il y a de l’humour dans ses paroles qui oscillent du cynisme à l’absurde. - « Subterranean Homesick Alien » : la plus extra-terrestre, la plus planante, la plus hermétique
Si le titre est une allusion à Bob Dylan, c’est plutôt l’atmosphère de Bitches Brew de Miles Davis qui fait office de référentiel. La chanson parle d’un enlèvement par des extra-terrestres, du chamboulement que cela entraîne et de l’impossibilité d’être cru lorsqu’on en parle. - “Exit Music (For a Film)” : la plus acoustique, la plus poignante, la plus majestueuse
Il s’agit d’un morceau de commande pour Baz Luhrmann qui la met au générique de fin de son film Romeo + Juliet. Elle reprend l’histoire des deux amants de façon plus concise que Shakespeare. Pour l’introduction, Thom Yorke déclare s’être inspiré de At Folsom Prison de Johnny Cash. - « Let Down » : la plus optimiste, la plus bienfaitrice, la plus belle
Et si le sol d’un bar s’ouvrait et que toutes les personnes à l’intérieur devaient s’accrocher à leurs bouteilles suspendues au plafond ? C’est de cette pensée amusante que part « Let Down », morceau sur le transport et l’écrasement, qui évoque cependant la possibilité de voler avec des ailes… - « Karma Police » : la plus orwellienne, la plus fluide, la plus mythique
Avec la police du karma, il s’agit d’être content de sa conduite… Cet état d’esprit positif était prôné avec humour au sein du groupe. Cependant, on peut voir la chanson comme une interprétation de 1984 de George Orwell. D’autant qu’une fille coiffée comme Hitler y est mentionnée… - « Fitter Happier » : la plus moderne, la plus expérimentale, la plus radicale
Les membres du groupe s’amusaient avec des voix informatiques qui les faisaient penser à Stephen Hawking. En l’occurrence, ce discours monocorde accompagné d’un piano lugubre et de bruitages étranges fait plutôt froid dans le dos : plus sain, plus productif, suivez les injonctions sociétales et soyez un bon cochon sous antibiotiques ! - « Electioneering » : la plus rock, la plus énergique, la plus politique
Thom Yorke ne peut pas blairer Tony Blair. Il écrit ce morceau énervé après avoir lu la Fabrique du consentement de Noam Chomsky, persuadé que le système politique est corrompu et que les médias ne font qu’empirer les choses. « Quand j’avance, tu recules et quelque part, nous nous croiserons »… - « Climbing up the Walls » : la plus sombre, la plus dérangée, la plus surprenante
Cette chanson nous plonge dans un état d’esprit dément. Thom Yorke s’est inspiré de son expérience d’employé dans un hôpital psychiatrique et d’un article du New York Times sur les tueurs en série. Vu le titre, on devine qu’il est question de s’échapper, d’où le côté peu tranquillisant du morceau… - « No Surprises » : la plus simple, la plus déprimée, la plus envoûtante
Il ne faut pas se fier à son aspect apaisant de berceuse dû à l’utilisation du glockenspiel comme une boîte à musique. « No Surprises » parle du côté absolument déprimant et sans intérêt de la vie moderne, rien que ça ! Dans le clip promotionnel, on peut voir Thom Yorke en train de se noyer. - « Lucky » : la plus dichotomique, la plus puissante, la plus libératrice
Contacté par Brian Eno, le groupe enregistre ce morceau pour les enfants victimes de la guerre de Bosnie-Herzégovine en 1995. C’est naturellement le morceau de l’album qui évoque le plus l’espoir. Le public de la tournée The Bends a pu entendre sa guitare électrique qui retentit de façon complète, magistrale, assez gilmourienne. - « The Tourist » : la plus posée, la plus relaxante, la plus cathartique
C’est Thom qui chante et est à l’origine des paroles mais c’est Jonny qui l’a composée – cela reste d’ailleurs l’une de ses contributions majeures à l’œuvre de Radiohead. Elle parle de ralentir quand tout va vite autour de soi. Un conseil bienvenu après l’écoute d’un album qui n’a pas ménagé son auditeur !
[Fin de la partie II.]
Découvrez la partie III. La signification
1. Modernité d’OK Computer et aliénation technologique
2. De la résignation à la tentation héroïque : une signification ambiguë
En guise de conclusion
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