A l’occasion des vingt ans de l’album Ok Computer de Radiohead, sorti au Royaume Uni le 16 Juin 1997, Quentin vous propose un article de fond sur Ok Computer ! La première partie s’intéresse au contexte de l’album, la seconde à son style et la dernière à sa signification. Bonne lecture !
Il y a 20 ans, Radiohead révolutionnait le rock avec OK Computer. Ce troisième album s’inscrit dans une longue et remarquable ascension qui les fait passer d’un groupe parmi d’autres de la scène alternative d’Oxford à des artistes d’avant-garde. Le quintette propulse le rock alternatif au rang d’art total en traficotant avec moult talents des mélodies enivrantes, des rythmes syncopés, des textes profonds. Le choix des sonorités et la complexité de certaines structures témoignent d’une inventivité hors norme, servie par des influences hétéroclites et une sensibilité aiguë. Tout jugement hâtif à l’égard d’OK Computer est à proscrire compte tenu de la diversité des sentiments et réflexions qu’il suscite. Alors que Radiohead fête son anniversaire avec une réédition comportant des titres bonus, revenons sur l’histoire de ce disque, ce qui le rend exceptionnel et la signification que l’on peut lui attribuer.
Un groupe uni en pleine ascension
Radiohead, c’est un style, une identité visuelle, un credo, mais c’est avant tout une histoire. Celle de cinq individus qui, passionnés de musique et en particulier de rock alternatif, commencent à répéter le vendredi après-midi sous le nom d’« On a Friday » à l’université d’Abingdon. Amis depuis leurs études, les cinq hommes sont dès le départ très soudés au point de partager une maison au début des années 1990. Vivre ensemble constitue pour eux une expérience d’autant plus forte que c’est l’époque où ils commencent à être repérés par des producteurs dans les pubs d’Oxford. Cet esprit d’unité demeurera tout au long de leur carrière, en dépit d’inévitables tensions dont ils tiennent soigneusement le public à l’écart. Le quintette n’a jamais changé : en trente ans d’existence, ce sont toujours les mêmes, et leurs projets solos respectifs ne les empêchent jamais de se retrouver et d’avoir plaisir à jouer ensemble.
Au centre du groupe, un chanteur qui s’illustre aussi par ses talents à la guitare et au piano : Thom Yorke. Personnalité forte, engagée mais discrète, c’est lui qui compose la grande majorité des morceaux et qui donne le ton. Mais les quatre autres membres sont loin d’être de simples interprètes. Jonny Greenwood et Ed O’Brien méritent tous deux leur classement dans la liste des 100 meilleurs guitaristes de tous les temps du magazine Rolling Stone. Jonny Greenwood joue de la guitare mais est aussi claviériste, arrangeur de cordes et compositeur secondaire. Il a une grande complicité avec son frère Colin, également membre du groupe. Avant tout bassiste, celui-ci joue aussi du synthé et des percussions à ses heures perdues ; tout comme le batteur Phil Selway, c’est un excellent musicien. Pour compléter le tableau, citons deux autres personnes qui ne cessent de graviter autour de Radiohead : l’ingénieur du son Nigel Godrich parfois qualifié de « sixième membre du groupe » et le graphiste Stanley Downood qui réalisera toutes leurs pochettes à partir du deuxième album.
Sages et prévoyants, les cinq membres du groupe attendent d’avoir fini leurs études pour se consacrer entièrement à leur passion : c’est ainsi que le premier album Pablo Honey ne sort qu’en 1993 alors que le groupe a été formé dès 1986. Le moment fort de cet album est « Creep », hymne planétaire qui évoque le mal-être et la haine de soi et qui suivra Thom Yorke comme une malédiction à mesure que la musique du groupe évoluera. L’album contient quelques autres bons morceaux, mais il faut attendre The Bends deux ans plus tard pour que le talent incroyable de Radiohead apparaisse au grand jour. Ce deuxième album est un chef d’œuvre de rock alternatif à guitares, qui sait ménager beauté et énergie, parler universel avec des paroles personnelles. De sublimes balades rock comme « Fake Plastic Trees » et « High and Dry » y côtoient des morceaux beaucoup plus énergiques comme « Just » ou « My Iron Lung ». Quant au dernier titre « Street Spirit (Fade Out…) », c’est le morceau le plus déroutant et le plus torturé, et il annonce la suite d’une certaine manière.
Du hangar au manoir : genèse d’un album expérimental
The Bends rencontre un franc succès que les membres du groupe ont du mal à gérer. Thom Yorke en particulier est l’objet d’une attention constante de la part de journalistes qui tiennent à le présenter comme le nouveau héros dépressif du rock, successeur de Ian Curtis et Kurt Cobain. Il faut dire que des éléments dans sa biographie rendent le pathos facile : Thom Yorke, l’enfant surnommé « la salamandre » à cause de sa paupière gauche paralysée… Ces jugements hâtifs de la presse sont insupportables pour le chanteur qui, tout en reconnaissant une tendance à la déprime, se sent heurté par une telle catégorisation. La méfiance et le sentiment d’être incompris le maintiennent d’autant plus à l’écart du milieu des people dans lequel il n’est pas à son aise. Michael Stipe de R.E.M. lui est d’un soutien précieux, ayant vécu le même genre de situation, mais le malaise perdure. Maladie, pétage de plombs, frustration devant la non-réceptivité du public américain… C’est dans un contexte difficile que l’enregistrement du nouvel album commence en juillet 1996.
Ce troisième album, OK Computer, est enregistré en grande partie en live dans des conditions probablement uniques dans l’histoire. Le groupe travaille dans un premier temps à Canned Applause studio, un taudis sans sanitaires où ils enregistrent tout de même un tiers de leur album. Quand ils commencent à en avoir marre de ces conditions précaires, ils se déplacent près de Bath pour s’installer au manoir St Catherine’s Court gentiment prêté par l’actrice Jane Seymour. Ils exploitent à fond les possibilités de ce lieu sinistre mais magique : les voix d’ « Exit Music (For a Film) » sont enregistrés sous un escalier de pierre pour profiter de la réverbération naturelle ; « Let Down » est enregistré à 3 heures du matin dans une salle de bal… Ce retranchement permet au groupe de conserver son intégrité vis-à-vis du monde extérieur et les encourage à l’expérimentation. Seul le fidèle Nigel Godrich, dorénavant producteur attitré du groupe, a le droit d’exercer une influence dans ce manoir d’où jailliront des miracles. Cela valait bien quelques insomnies, Thom ?
Les overdubs, le mixage et même le choix de l’ordre des titres prennent beaucoup de temps. Ce n’est que le 16 juin 1997 qu’OK Computer est dans les bacs en Grande-Bretagne. Auparavant, un premier single extrait de l’album est paru, accompagné d’un clip mettant en scène le personnage de dessins animés Robin : « Paranoid Android ». Il fallait du culot pour choisir cette piste de 6 minutes – au début, elle en faisant 14 ! – à la structure progressive et aux paroles bizarres. Mais Radiohead se fiche des conventions et ce single peu orthodoxe symbolise leur ambition d’imposer, plus qu’un style, une manière artistique de concevoir le rock. A l’époque, il existe certes des expérimentations intéressantes du côté de l’électro et du trip-hop, mais le gros du public anglais reste complètement gaga de la Britpop. Pour Liam Gallagher d’Oasis, ce qui est important est de plaire et il ne faut pas s’embêter à aller chercher les sonorités très loin pour cela. Thom Yorke méprise profondément cet état d’esprit et il en découle une haine presque viscérale pour Oasis et ce qu’ils incarnent. Dans son manoir, Radiohead a bâti une œuvre aux antipodes de la Britpop : novatrice, sombre, déroutante.
Bien sûr, une œuvre de ce genre ne se crée pas à partir d’une tabula rasa. La matrice de l’album est constituée d’inspirations personnelles mais aussi d’une solide culture musicale commune, renforcée à l’occasion d’interminables trajets en bus de leurs tournées américaines qui resteront l’un des meilleurs souvenirs d’Ed O’Brien. C’est ainsi que l’on trouve une diversité insoupçonnable d’influences dans OK Computer. Bien entendu, Radiohead est avant tout influencé par toute la scène rock alternative qui les précède : les Pixies à qui ils vouent un véritable culte ; les Talking Heads à qui leur nom est un hommage ; PJ Harvey pour qui ils ont assuré la première partie en 1993 ; The Smiths, Sonic Youth, R.E.M., Joy Division… Mais l’on trouve aussi sur OK Computer des traces du jazz fusion de Miles Davis, du Krautrock de Can, de l’abstract hip-hop de DJ Shadow, du trip-hop de Portishead, de la soul de Marvin Gaye, de la musique classique de Penderecki. Pour trouver l’âme des incontournables Beatles là-dedans, vous n’avez qu’à écouter « Sexy Sadie » puis « Karma Police ». De l’électro ? Un peu, mais c’est surtout à partir de Kid A que Radiohead creusera loin cette piste en s’inspirant d’Autechre et Aphex Twin. Quant au rock progressif, figurez-vous qu’ils n’en écoutent jamais !
Pour oser donner naissance à OK Computer, Thom Yorke a dû mettre de côté la solution de facilité qui consistait à écrire des chansons rock intimistes du style de celles de l’album précédent. Le public aurait sans doute apprécié, de même que le label Capitol qui craignait que ce troisième album ne soit un « suicide commercial ». Mais plutôt que de surfer sur la vague d’une recette qui marche, Thom Yorke rend l’élaboration de l’album plus participative de sorte que chaque membre du groupe puisse tenter de mettre ses idées les plus farfelues au service du renouveau musical qu’ils sentent gronder en eux. Alors l’album sonne comme aucun album n’avait jamais sonné jusque-là et repousse une nouvelle fois les frontières par nature fluctuantes du rock alternatif. La tournée qui suit est éprouvante pour Thom Yorke, comme le montre sans ménagements un film intitulé Meeting People Is Easy. Mais, bien que cela passe par-dessus la tête du chanteur, le succès critique est intense. Aujourd’hui, beaucoup de spécialistes considèrent OK Computer comme l’un des meilleurs albums de tous les temps – l’auteur de cet article n’hésite pas à suggérer que c’est le meilleur.
[Fin de la partie I.]
Découvrez la partie II. Le style
1. Un bloc alternatif au style auto-référentiel
2. Voix de falsetto, claviers aériens et trio de guitares folles
3. Douze morceaux hors-du-commun
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