Il y a trois ou quatre ans, lors d’une vente de livres organisée par une bibliothèque, j’avais dégoté un roman de Yasmina Reza, Une désolation. Connaissant l’auteur pour ses pièces les plus célèbres, les remarquables Art et Le dieu du carnage, je prélevai ce petit livre avant qu’il ne soit détruit (ceux qui finissent dans ce genre d’endroits ne sont plus ou n’ont jamais été empruntés ; s’ils n’ont pas été vendus en fin de journée, ils sont généralement destinés au pilon). Outre le nom de l’auteur, la quatrième de couverture avait achevé de me convaincre : style oral, percutant, au service de réflexions qui sonnent juste.
Hier, ne sachant quoi lire, j’écume mes étagères et tombe sur ce roman jamais ouvert. Décidément, l’exemplaire était promis à croupir un bon moment avant d’être lu… Je reviens sur la quatrième, celle choisie par les éditions Albin Michel :
« Tu me bravais avec cette ridicule soif d’absolu qu’ont les gens de cet âge et je me disais, le petit est véhément à souhait, il sortira du lot. Mais tu n’es sorti de rien. Les vapeurs de jeunesse passées, tu as repris ta place dans la moyenne. Plus trace d’insurrection. Plus trace de vengeance. Tu as si vite craint pour ta peau, mon pauvre enfant. Comme la cohorte de tes amis veules, tu sais que tout geste se paye, aussi as-tu choisi d’emblée de ne plus te signaler. Écarter la souffrance, tel est votre horizon. Écarter la souffrance, vous tient lieu d’épopée. »
Tout le récit de Une Désolation est un monologue, qui emprunte beaucoup aux manières du théâtre – domaine d’excellence de l’auteur. Autre point commun avec le reste de son œuvre : le thème du conflit, où Reza donne toute sa mesure.
La situation se résume en quelques mots. Un père adresse à son fils une flopée de reproches, en profite pour lui raconter la vie qu’il mène et celle qu’il a menée. Aucune réponse n’est attendue ; il s’agit plutôt d’un chant du cygne – le père a plus de soixante-dix ans. D’ailleurs, un homme aussi sombre et sûr de lui n’attend jamais de réponse, il en fabrique lui-même.
Le monde n’est pas hors de soi. Hélas. Si le monde était hors de soi, il n’y aurait pas assez de chemins pour me fatiguer, et au lieu de t’accabler, je te jalouserais. Je haïrais ta jeunesse et le temps qu’il te reste et je jalouserais tes yeux qui verront ce que je ne verrai pas. Mais le monde n’est pas hors de soi. Le monde habite en soi. Tout ce que tu vois là mon petit, que j’ai planté, rosiers, impatiences, buis et poiriers, ne vit qu’au travers de ma pensée, l’homme ne connaît le monde qu’en soi et ne peut sortir de lui-même. C’est pourquoi, au fond, on ne craint plus la solitude. On a beau redevenir seul avec l’âge, on s’en fout. Peu à peu, on redevient totalement seul et on s’en fout.
L’art de la noirceur est un art difficile. Les embûches vous guettent à chaque coin de page : auto-complaisance, vacuité du propos, tentation du trash – cette bêtifiante parodie de style, grossière en surface, si lisse en profondeur, qui ouvre sur une pente boueuse et un vide sans nom… Mais Yasmina Reza sait où et comment cracher ; elle évite avec grâce les difficultés du genre.
Ta sœur qui veut me cultiver m’a demandé si j’étais allé au musée Picasso. Je lui ai répondu que non seulement je n’étais jamais allé au musée Picasso mais que jamais je n’irai au musée Picasso. Il y a trop d’enthousiasme dans son sujet, lui dis-je. Je hais l’enthousiasme de masse pour la beauté. D’une manière générale, tous les gens qui hantent les expositions et qui piétinent pendant des heures me révulsent. Ta sœur, qui n’a jamais eu aucun humour, ni aucun recul et que son mari n’a pas arrangée, mais à qui je pardonne tout car il est pharmacien et avec lui au moins je peux discuter potions, hausse les épaules et me demande avec une secrète désolation à quoi je passe mes jours. Je songe, lui dis-je, à l’absurdité de nos efforts. Élever des êtres pour s’entendre, dans sa dernière ligne droite, recommander la littérature et le musée Picasso. Voilà à quoi je passe mes jours, lui réponds-je avec emphase, à ce genre de méditations.
La lecture du roman Une désolation est très plaisante et ouvre des pistes intéressantes. Il manque tout de même un peu de corps à l’ouvrage : en cent cinquante pages, beaucoup de thèmes et de personnages sont survolés, on reste sur sa faim. Au final, ce n’est donc pas un chef d’œuvre, mais un divertissement exquis, très bien traité et qui donne envie d’ouvrir d’autres livres de l’auteur.
« La désolation » est un roman sur le regret, les occasions manquées, sa lecture n’est jamais ennuyeuse et vous réserve, en finale, un vrai feu d’artifice : je n’ai jamais tant hurlé de rire de ma vie !