Tout ça pour quoi est le dernier roman de Lionel Shriver qu’il me restait à lire. Et, comme on le dit communément, j’ai gardé le meilleur pour la fin ! Je l’ai savouré comme la dernière bouchée d’un dessert préféré : on sait qu’après, il n’y en aura plus. Donc on fait durer.
Tout le talent de Lionel Shriver réside en sa capacité à ficeler des romans passionnants et pertinents. Ses intrigues sont prétextes à des réflexions profondes sur différents faits de société. En un long monologue, Il faut qu’on parle de Kévin s’interroge sur la maternité et sur l’extrême violence d’un adolescent. La double vie d’Irina explore les ramifications d’une vie de couple et des choix qu’elle implique : fidélité ou adultère ? Dans Double faute, Lionel Shriver dresse le portrait d’un couple de sportifs professionnels et étudie les conséquences de leur rivalité sur leur mariage. Et pour finir, Big Brother est une réflexion sur l’obésité et le rapport des Américains à la nourriture.
Tout ça pour quoi apporte sa contribution à cette palette de sujets modernes en évoquant la maladie et le système de santé Américain. Shep, quinquagénaire, bosse comme employé dans l’entreprise de « bricoleurs » qu’il a lui-même créée puis revendue. Opprimé par un patron imbu de lui-même, frustré et malheureux dans son pays, il nourrit un rêve : partir pour l’Outre-vie. Un soir, il est prêt. Grâce aux bénéfices de sa vente, il annonce à sa femme qu’il plaque tout pour partir sur l’île de Pemba, au large de Zanzibar. Il est déterminé et partira, avec ou sans elle. Mais la nouvelle terrible qu’elle lui annonce met fin à son projet utopique…
Ce roman a trouvé un écho très particulier en moi. Cette histoire universelle nous met face à un profond mal-être occidental. Réflexion élaborée sur les failles de notre société, dénonciation des aberrations économiques et politiques perpétrées par nos gouvernements, Tout ça pour quoi nous amène insidieusement à remettre en question un grand nombre d’acquis. Et le rêve de Shep devient contagieux : au début, on tique, on s’étonne – on rit ! – mais peu à peu, l’idée prend forme et s’immisce dans l’esprit… Après avoir lu « Tout ça pour quoi », on a envie de tout abandonner et de partir sur une île paradisiaque pour entamer une nouvelle vie, plus douce et moins éreintante, loin des tracas occidentaux.
Mais le véritable sujet de ce roman n’est pas le fantasme de l’Outre-vie, même s’il m’a marquée. Non, Lionel Shriver s’attaque à la maladie incurable : le mésothéliome, cancer virulent provoqué par un contact avec l’amiante et la dystonie familiale, maladie rare frappant essentiellement la population Juive Ashkénaze. Fort documenté et enrichissant, ce roman n’a pas pour ambition de faire pleurer dans les chaumières, mais plutôt d’informer et de sensibiliser le lecteur. Sur les effets physiques et psychiques d’un cancer, destructeurs, avilissants. Sur la rage et l’impuissance que fait naître un tel caprice de la vie. Sur le gouffre financier que représentent les traitements. Sur l’hypocrisie des proches confrontés à la maladie et la fuite silencieuse des « amis ». Et sur l’amour, le sens du sacrifice. Shep renonce à sa fortune et à son rêve pour prolonger la vie de sa femme. De quelques semaines ? De quelques mois ? De quelques années ? Comment mesurer le prix d’une vie ?
La lucidité et la verve de Lionel Shriver frappent un nouvelle fois dans ce roman bouleversant : peinture économique et sociale de l’Amérique, satire de son système médical, histoire d’amour désarmante… au sortir de ces quelques centaines de pages, on se sent fourbu mais heureux d’avoir ouvert Tout ça pour quoi…
« Il ne lui restait plus qu’une étape à franchir : se débarrasser de son foutu boxer-short, un strip-tease qu’il envisageait avec inquiétude. Il aurait dû éteindre la lampe de chevet côté Carol quand il en avait l’occasion. Il arriva finalement à la baisser, en faisant douloureusement claquer l’élastique sur un membre que sa femme fixa avec horreur (elle s’obligeait à regarder, pas de doute) avant de détourner les yeux. Son érection était optimale compte tenu des circonstances – en clair, pas terrible. Ce n’était pas le moment de s’appesantir sur le sujet, mais il dut se rendre à l’évidence : étiré, libéré à coups de ciseau, rapiécé, ce bout de bidoche mutilée ressemblait à un cou de poulet à demi rongé jeté aux ordures, et il était notablement plus petit qu’avant. C’était dire ! »
« Ici, on ne peut pas profiter de ses moments de loisir car ils sont imposés. Et parce qu’on est crevé. C’est le temps dont on dispose quand on se sent bien qui est précieux. Je ne gaspille pas ma « vie » en bâclant le jointoiement du placoplâtre dans le Queens, je gaspille ma « santé », c’est tout. Tu devrais plus que quiconque faire la différence, voir combien le marché qu’on nous met en main est sauvage. On s’échine pendant les rares années où on est encore capable de trouver du plaisir. Ce qui nous reste après, c’est la vieillesse et la maladie. On tombe malade au moment où l’on a du temps pour soi. On ne s’autorise des loisirs que lorsque cela nous pèse, ou qu’on n’en a pas besoin ; quand ce n’est plus une chance, mais une corvée. »
Tes avis sur les livres de cette auteure me donne de plus en plus envie de me plonger dans « Il faut qu’on parle de Kévin » qui est toujours sur mes étagères ! Et de lire d’autres livre de cette auteure singulière qui a changé de nom à 15 ans pour en prendre un d’homme ! :)
Je ne peux que te conseiller de te lancer dans « Il faut qu’on parle de Kévin » !
Pour ma part je suis une inconditionnelle de Lionel Shriver <3
Le sujet me tente, mais j’ai été un peu refroidie par « Double faute », que j’ai trouvé étonnamment fade comparé à « Il faut qu’on parle de Kevin », qui a été l’une de mes lectures choc de l’année dernière..
Effectivement Double Faute était moins bon que ses autres romans. « Tout ça pour quoi » m’a vraiment fait un effet de dingue. Une grosse prise de conscience. Une baffe. Mais je pense que j’étais dans des conditions optimales pour la recevoir ;)
J’en suis environ à la moitié ! Très bon livre et bon choix ! Les personnages sont soit puants, soit désarmants, soit attendrissants…Mais peut-il en être autrement dans les sociétés en déliquescence. Les USA sont la caricature d’un monde extrème ! Notre vieux monde malheureusement lui court derrière…
Oui Lionel Shriver vise toujours juste ! J’aime sa vision cynique du monde (et de l’être humain). Et derrière ce cynisme on sent une grande sensibilité…