La musique de Santana, si elle évoquait, avant Caravanserai, une jungle pleine de bêtes sauvages et de plantes immenses, s’est, avec Caravanserai, extraordinairement purgée. Se dépouillant de toutes sortes d’oripeaux, elle semble avoir conquis un nouveau terrain de jeu sur lequel s’ébattre : à la manière d’un fauve qui découvre un nouveau territoire. Se dégageant du rock, c’est vers un Orient, un Orient lointain, que Santana semble pointer sa guitare (à l’image du titre de l’album). Du moins, y pénètre-t-il par escales successives. Ainsi, cette tonalité orientalisante n’est jamais totalement affirmée et le groupe ne cesse de faire des aller-retour entre cette sensibilité et une autre sensibilité, plus tropicale.
La musique de Caravanserai a le mérite de rester légère tout en étant extrêmement aventureuse. La matière de l’album, composée de l’humus du jazz, des rythmes afro-cubains, de l’acid-rock, du funk, est passionnante. Au final, les thèmes des morceaux sont les plus aboutis de la carrière de Santana (si on excepte ceux d’Amigos).
Ce sont des fruits mûrs comparés aux compositions des albums précédents, encore en croissance donc très improvisés. Ici, les thèmes de l’album présent semblent, pour beaucoup, avoir été médités plus qu’improvisés. Les morceaux alternent entre une musique du délassement, sorte de détente sublime avant la venue d’une matière plus dansante et primordiale encore.
D’entrée, ce qu’on pourrait appeler la première méditation, le titre le plus évocateur du disque, « Eternal Caravan of Reincarnation », évoque une sensation perlée et tropicale, comme le scintillement de gouttes d’eau perlant sur les fleurs de palmiers, le repos fort voluptueux de marchands touaregs dans un oasis baigné d’une trouble lumière orangée. La sensation est à l’éveil dans « Waves Within », sorte de fontaine jaillissant des instruments combinés des musiciens. L’on pourrait regretter qu’après deux compositions aussi fraîches et tentatrices, l’album bascule aussi rapidement dans un certain prosaïsme funk avec « Look Up (To See What’s Coming Down) ». Mais deux accords, redoutables et pleins de sève, viennent, pour ainsi dire, replanter le décor avec la superbe chanson « Just In Time To See The Sun ». L’Hammond organ est l’élément centralisateur du disque, l’instrument qui fait pivoter les différents morceaux. Sur les plus aventureuses plages du disque (« Song of The Wind », « Futur Primitive », « Every Step Of The Way »…), le groupe se mesure aux groupes de fusion avec talent et moins d’esbroufes techniques, ce qui rend cette musique, au final, bien plus mordante et chamarrée.
Par des glissandos terribles dans les notes aiguës, Santana exploite les possibilités infinies de son jeu, surtout que la musique lui offre ici des boulevards. Sa guitare se montre sans cesse affamée – affamée de soleil et d’énergie. Aussi, elle est comme possédée. Ses solos ont parfois quelque chose de criminel tant ils tranchent dans le vif. Mais sa générosité est sans pareille, il sait choisir la note ou l’enchaînement de notes qui provoque l’émotion la plus intense, surtout quand la section rythmique se fait plus subtile. Les accords de guitare, quant à eux, ne sont jamais agressifs, bien que franchement administrés : la subtilité des compositions fait que Santana n’a pas besoin d’y mettre trop de tranchant.
Il est vrai que Caravanserai donne dans l’exotisme le plus pur mais jamais cet exotisme ne sonne faux. Quand le groupe s’attaque à la bossa nova avec « Stone Flower » de Jobim, le morceau est transfiguré, la chanson devient comme gorgée de pulpe sanguine : elle retrouve la sensation de pureté du premier morceau du disque, elle devient savoureuse comme un fruit ardent, chaleureuse et chaude comme la pluie des pays tropicaux. Santana mord dans ce fruit sucré avec ces soli acérés, guirlandes émaillant les morceaux de mille couleurs fraîches. « La Fuente Del Ritmo » avec ses rythmes afro-cubains, dépasse en qualité la musique pesante et vaine de Weather Report. Ici, tout devient plus léger que le jazz électrique intellectuel et la capacité d’évasion dans l’ailleurs lointain de l’auditeur en est démultipliée. L’origine latine de Santana lui permet de jongler avec diverses appartenances, sans accrocs, avec un parfait naturel.
Caravanserai est une source quasi inépuisable d’eau fraîche, creusée dans le sillon d’un oasis splendide. Le désert est proche, aride, plein de mystères et de sensations mais la vie oasienne gagne sans cesse du terrain, conquérant son lot d’allégresse, de volupté et d’amour bohémien. S’il ne fallait retenir qu’un album de Santana, ce serait ce Caravanserai où semble se perpétuer l’énergie primordiale libérée par le mouvement de Woodstock.
Voilà un article qui donne carrément envie d’écouter de la musique !