Prendre l’un des meilleurs groupes de l’Histoire, l’un des thèmes les plus universels de l’Art, et voir ce qui se passe lorsque l’on analyse le premier sous l’angle du second.
A Moon Shaped Pool, le dernier album de Radiohead, est comme toujours un album qui demande un certain temps pour être apprivoisé. Ce neuvième album a été salué de façon unanime par la critique en mai 2016. Malheureusement, il a été souvent présenté comme le meilleur de Radiohead « depuis OK Computer » ou « depuis Kid A », ce qui témoigne d’une certaine paresse mimétique de la part de journalistes n’ayant qu’une connaissance superficielle du groupe. En effet, cette affirmation hâtive va généralement de pair avec le présupposé que des chefs d’œuvres comme Amnesiac ou In Rainbows avaient finalement peu d’intérêt. Après maintes écoutes, je suis tombé d’accord sur l’idée que le quintette d’Oxford nous livre un nouveau chef d’œuvre. Je doute qu’il dépasse un jour la sixième position dans mon classement des albums de Radiohead, mais A Moon Shaped Pool est un album riche, inspiré et profond.
Beaucoup de choses ont déjà été dites sur A Moon Shaped Pool, bien plus encore l’ont été sur Radiohead. Pour moi, l’un des traits les plus marquants du neuvième opus est son essence roots, qui est palpable notamment sur « Desert Island Disk », « Present Tense » et « True Love Waits ». Jusque-là, le morceau qui incarnait le plus cette tendance assez rare dans le groupe de Thom Yorke est « Gagging Order ». Attention, je ne prétends aucunement que Radiohead a fait un album de folk, simplement que ce genre musical est présent dans l’âme des morceaux, malgré le fait qu’il soit recouvert par un traitement électronique des sonorités. Peut-être est-ce l’élément que j’aurais aimé voir plus en avant dans les nombreuses critiques que j’ai pu lire. D’aucuns, par ailleurs, ont noté que A Moon Shaped Pool est marqué par la séparation de Thom Yorke et Rachel Owen, couple qui avait duré une vingtaine d’années. C’est ce filon que j’aimerais suivre. Quelle place y a-t-il pour l’amour dans l’oeuvre de Radiohead, depuis les origines ?
Égarement, aliénation, paranoïa, individualisme, apocalypse… Les thèmes développés chez Radiohead sont à mille lieux des romances gentillettes des Beatles, qui pourtant figurent parmi leurs références. Ainsi, il n’y a quasiment aucune chanson de Radiohead que j’oserais qualifier de « chanson d’amour ». Néanmoins, du fait de la profondeur de ce groupe et de ses paroles obscures, il apparaît tout aussi présomptueux d’affirmer qu’ils ne parlent pas d’amour. En fait, c’est un motif transversal de leur œuvre, ne serait-ce que par l’occurrence non négligeable du terme « love » dans l’ensemble des paroles. On peut même identifier des tendances et revirements au fil des albums. Que le lecteur me pardonne de me focaliser sur les albums et de mettre de côté les B-Sides, par ailleurs très intéressantes. En effet, il me semble que l’unité de base dans l’œuvre de Radiohead est l’album. J’entends donc mener une analyse chronologique par album. Les œuvres des membres du groupe en solo, y compris Thom Yorke, sont considérées hors-sujet.
Pablo Honey, The Bends et OK Computer : Une dialectique de l’amour
Radiohead s’est fait connaître du grand public en 1992 avec l’hymne « Creep » qui a probablement accompagné des générations d’adolescents dans leurs déboires amoureux. Car si cette chanson exprime manifestement une frustration générale de n’être qu’un clochard insignifiant, certaines paroles laissent deviner une forte attirance doublée d’un désir de chair presque maladif : « You’re just like an angel/Your skin makes me cry ». L’incapacité à trouver l’amour apparaît dans d’autres chansons de l’album Pablo Honey, paru l’année suivante. Ainsi, dans « You », le narrateur commence par la déclaration « you are the sun and moon and stars » et finit par l’image d’une noyade, ce qui pourrait faire référence à la douleur que provoque un amour impossible. Enfin, dans « Thinking About You », la thématique du showbiz se double d’une obsession pour une personne qui est probablement une star. « Shit, I still love you, still see you in bed/But I’m playing with myself, what do you care » est une référence quasi-explicite à l’onanisme. Il fallait oser ! L’amour semble être quelque chose d’impossible à atteindre, à cause de l’illusion qui entoure son imaginaire.
Le groupe devient immense dès le second album The Bends en 1995, qui est un magnifique plaidoyer pour l’authenticité, et en particulier pour l’authenticité de l’amour. Bien que les paroles de Thom Yorke y soient très personnelles, l’auditeur peut y rechercher des généralités. « Fake Plastic Trees » est une chanson cynique qui parle de choses inauthentiques, donc il se cache une célébration du vrai amour derrière les paroles « She tastes like the real thing, my fake plastic love ». Cela dit, ce morceau est beau sans être triste, et finit de façon posée avec son orgue limpide, de sorte qu’on peut imaginer une conclusion joyeuse. La musique complète les mots pour créer du sens, y compris quand cela explose. Le même genre d’analyse peut éclairer « High and Dry ». L’ironie y est cruelle en absolu, mais au fond compatissante par la manière dont c’est chanté. « All your inside falls to pieces/you just sit there wishing you could still make love » : cela peut renforcer le sentiment de l’aspect vital de l’amour, voire de l’acte de faire l’amour. L’inflexion finale de la voix de Thom Yorke sur « Don’t leave me dry » est rassurante, tout aurait été différent s’ils avaient fini par un refrain en fade-out. Par ailleurs, des chansons non cyniques semblent également mettre l’accent sur les bienfaits de l’amour : « God rest your soul when the loving comes », entend-on crier sur la puissante « Sulk ».
The Bends est un album de rock frais et rempli d’espoir en dépit de passages dépressifs. Son écoute fait du bien, purge de nos émotions, et l’amour y a toute sa place. Par moments, on dirait que cet amour est acquis, qu’une étape a été franchie en maturité depuis le premier disque et qu’on tend maintenant vers quelque chose d’encore supérieur. Sur « The Bends », le narrateur parle à sa copine qu’il appelle affectueusement « my baby », et que font-ils ? Ils attendent que quelque chose se passe. Vers la fin, les paroles sont sublimes : « I wanna live, breathe, I wanna be part of the human race ». Le narrateur semble ainsi être porté vers l’infini, non pas pour l’amour, mais avec son amour. En outre, on peut se hasarder à y voir une esquisse de forme kantienne d’amour de l’humanité. Mais, ô désespoir ! La dernière chanson « Street Spirit (Fade Out) » a été inspirée à Thom Yorke par le Diable et semble nier de facto la possibilité de l’amour par sa force destructrice. Pourtant, c’est là que le prodige arrive. Les dernières paroles du disque sont « Immerse your soul in love », et le point d’orgue sur le mot « amour » est ce qu’il y a de plus sublime. Les pessimistes y verront de l’ironie nihiliste. Les optimistes y percevront un autre message : l’amour est plus puissant que la mort. Et si les dernières paroles de « The Bends », à savoir « It’s the best thing that you ever had », faisaient aussi référence à l’amour ?
Le troisième album de Radiohead, OK Computer, n’est pas seulement leur meilleur, il est aussi le plus grand album de tous les temps. Et comme c’est un album complet, il parle forcément d’amour. Néanmoins, ce motif semble moins présent que sur les albums précédents. La thématique du héros, que l’on trouve notamment sur « Airbag » et « Lucky », peut signifier l’amour universel d’un saint déterminé à sauver le monde, porté par un élan bergsonien qui atteint directement l’Humanité sans passer par l’amour pour ses proches. Mais cela peut tout aussi bien être interprété comme un appétit de pouvoir ou de la mégalomanie, surtout compte-tenu de la paisible violence de ces morceaux. Sur d’autres chansons, si l’amour brille, c’est par son absence. Les protagonistes de « Karma Police » et « Paranoid Android » semblent ainsi désespérément seuls, non pas comme s’ils étaient célibataires, mais plutôt comme si l’isolement était la norme dans un monde digne de 1984. L’harmonie amoureuse de The Bends laisse place à l’égocentrisme, l’égoïsme et la délation. L’injonction « Don’t get sentimental » sur « Let Down » érige même ces valeurs en règle de conduite. Est-il besoin de préciser qu’il s’agit d’art et que ce n’est évidemment pas ce que préconise le groupe, si doué pour créer des émotions ?
L’amour semble même absent là où il devrait être, à savoir dans la cellule familiale. « No Surprises » esquisse le portrait d’une vie bien rangée avec une jolie maison et un joli jardin, mais ce sont l’amertume et l’ennui qui dominent. Le clip montre la tête de Thom Yorke en train de se noyer lentement. Cette fois-ci, ce n’est pas l’amour qui l’a perdu, c’est la vie. L’amour n’a rien à se reprocher, il est juste absent. Sur « Fitter Happier », l’amour et toutes formes de sentiments semblent obéir à des règles codifiées d’où ne surgit aucun élan : « Still cries at a good film/Still kisses with saliva ». Il n’y a donc vraisemblablement aucune passion non plus ; d’ailleurs, il ne faut s’attendre à rien de secouant car le narrateur précise « pragmatism, not idealism ». Quant au couple, il semble réduit à sa fonction de structure sociale, l’amour n’y apparaît pas : « fond but not in love ». Un bébé crie sur la banquette arrière de la voiture, attaché, symbole de l’enfermement généralisé des membres de la société. Entre « No chance of escape » et l’image finale « a pig in a cage on antibiotics », les citoyens apparaissent comme des automates pris au piège. La tête de Thom refait surface à la fin du clip de « No Surprises », mais cela signifie peut-être cyniquement que même le suicide n’est pas une échappatoire envisageable.
Tout est déréglé sur OK Computer : des bidouillages informatiques donnent des impressions de bugs, on trouve écrit 1=2 au dos de la pochette et des séries de lettre sans aucune logique s’insèrent au milieu des paroles dans le livret. Ce dérèglement est celui de la société capitaliste contemporaine, et on peut avancer qu’il pervertit jusqu’à l’amour. Et pourtant… « Let Down » peut tout aussi bien être entendue comme une superbe chanson apaisante qui nous fait voir des possibilités d’ascension fulgurante, y compris par l’amour. « One day I’m going to grow wings/A chemical reaction » ferait référence à la légèreté que prodigue l’alchimie magique de l’amour. La tension entre écrasement et libération est un leitmotiv de l’album ; et quand on se libère, on peut trouver des formes de sentiments supérieurs comme l’amour. Le narrateur de « Subterranean Homesick Alien » n’a-t-il pas intimement conscience de cette supériorité en disant « I’d show them the stars/And the meaning of life/They’d shut me away/But I’d be all right » ? Le groupe lui-même se pose, avec un brin d’autodérision, comme des guides spirituels pour leurs auditeurs. Sur une tranche du CD, on trouve un message caché qui assure au fan qui le découvrira le soutien et l’amitié, si ce n’est l’amour, du groupe. Sectarisme ou élan bergsonien ?
Pour finir, « Exit Music (For a Film) » est ce qui ressemble le plus à une belle chanson d’amour dans l’œuvre de Radiohead. Et pour cause, elle est inspirée de l’histoire de Roméo et Juliette, les plus célèbres amoureux de la littérature ; ce n’est donc pas un hasard si cette chanson est au générique du film de Baz Luhrmann adapté de la pièce. Là, c’est clairement la libération qui l’emporte : « Today we escape ». Libération de l’emprise du père qui ne veut pas de cet amour pour sa fille, fuite des deux amants vers les délices d’être ensemble. « Now we are one in everlasting peace » fait référence à l’union sacrée de l’amour ainsi qu’à la mort tragique des deux amants à la fin du dernier acte. Le message de haine final contre ceux qui ont brisé cet amour ne fait qu’affirmer avec plus de force que l’amour est puissant. Les chœurs sur cette chanson sont factices, ce ne sont que des voix de synthés qui semblent annoncer la fin belle et tragique. Mais il y a de l’animation, de la vitalité, de l’espoir dans l’emballement de la batterie. A maints endroits, OK Computer résonne comme un cri du cœur. Ce chef d’œuvre recèle de trésors cachés. L’amour y est présent, mais il faut le découvrir dans l’album comme dans la vie.
On peut ainsi tenter d’esquisser grosso modo une dialectique de l’amour entre les trois premiers albums. Pablo Honey serait une négation de la possibilité de trouver l’amour dans le monde ; The Bends serait l’affirmation de l’amour en tant que principe suprême de ce monde ; et OK Computer nous dirait que l’amour peut exister à condition de se couper du monde. Ainsi, si nous reprenons les choses dans l’autre sens, on peut esquisser un mouvement chronologique qui n’est pas sans rappeler l’allégorie de la caverne de Platon. La situation initiale est celle de la paranoïa individualiste et aveugle d’OK Computer, où les individus sont des esclaves qui ne voient pas la lumière. L’un d’eux brise ses chaînes et découvre l’amour, voit enfin le monde tel qu’il est, et devient guide en faisant de cet amour une valeur suprême. Cela débouche donc sur l’opposition de The Bends entre authenticité et inauthenticité, l’individu authentique étant le seul à avoir trouvé l’amour. Mais quand il revient en parler aux autres dans la caverne, ceux-ci n’entendent pas… ils s’enferment dans les illusions de Pablo Honey, ayant de fausses idées sur la nature de l’amour, et notre héros reste le seul à avoir vraiment connu l’amour.
L’évanouissement de l’amour de Kid A à The King of Limbs
A l’aube du troisième millénaire, Radiohead change radicalement de style avec Kid A, bifurquant vers l’électro. Il n’y a pas un chouïa d’amour dans cet album qui n’est pourtant pas dépourvu de beauté. « Morning Bell » parle de divorce, un divorce froid sans joie ni colère ni tristesse : « You can keep the furniture ». La métaphore « Cut the kids half » est pour le moins horrible. En fait, il n’y a même pas toujours d’individus qui pourraient être les donneurs ou receveurs du moindre amour. L’amour fait partie de l’être, mais Kid A parle de non-être. « I’m not here, this is not happening », répète le narrateur de « How to Disappear Completely ». L’égoïsme et la déperdition sont encore là, mais les perspectives de libération sont restreintes par rapport à OK Computer. La méchanceté semble même accompagner l’égoïsme cette fois-ci : « I’d really like to help you man » sur « Optimistic » est dit d’une façon si ironique que cela signifie manifestement qu’on n’en a rien à faire des autres. Le seul indice d’amour que l’on peut percevoir est sur « Motion Picture Soundtrack » : « help me get back to your arms ». Mais les références au sexe bon marché, aux films tristes et de mensonges font douter de la vérité de cet amour.
A partir de cet album, la place de l’amour dans l’œuvre de Radiohead reste incertaine. Amnesiac est dans la même veine que Kid A et ses paroles sont tout aussi incompréhensibles. « What would I do if I did not have you ? » questionne le narrateur de « I Might Be Wrong ». C’est peut-être un besoin d’amour, mais peut-être pas… De plus, sur la magnifique « Pyramid Song », il retrouve tous les amours de son passé et traverse avec eux ce qui semble être l’Achéron, en toute sérénité. Le sens de cette traversée reste un mystère ; peut-être qu’il est mort et qu’il revoit sa vie passée, ce qui aurait le mérite d’affirmer que l’amour y a bel et bien eu lieu. Quand à Hail to the Thief, il semble laisser peu de place à l’amour face aux considérations politiques. Les paroles traitant des relations humaines sont sombres : « I slept with who I like/She ate me up for breakfast/She screwed me in a vice » sur « Myxomatosis ». Difficile de saisir ce que veut dire le narrateur de « A Wolf at the Door » par « Take it with the love, it’s given », mais il est peu probable que le message soit optimiste. Cela dit, on peut déceler une forme d’amour dans la lancinante « I Will » : « I won’t let this happen to my children ».
Étrangement, j’ai toujours considéré In Rainbows, sorti en 2007, comme l’album de Radiohead associé le plus près à l’amour. C’est même un album délivrant un puissant message d’empathie et d’amour universel, rien que par sa beauté. « Dedicated to all human beings », sur le sublime « Reckoner », n’est-ce pas un message qui prend un sens profondément kantien lorsqu’on y ajoute la douceur pacifique de la chanson ? In Rainbows est l’album le plus lumineux de Radiohead, celui où l’espoir côtoie la grandeur d’âme. Cela dit, je ressens cela essentiellement dans la musique et les paroles ne vont pas majoritairement dans ce sens. L’amour y semble parfois acquis comme sur The Bends, mais pas pour autant associé principalement au bonheur : « I love you but enough is enough », entend-on sur « Faust Arp ». De plus, il ne faut pas se laisser duper par « Nude », sa lenteur, ses « ouuuh » et ses sons cristallins qui pourraient faire croire à l’auditeur qu’il est question d’érotisme, étant donné que cette chanson est au fond l’une des plus nihilistes du groupe. Chez Radiohead, le nihilisme se drape de splendeur.
La beauté intimiste des chansons a tendance à nous conforter dans la vue trompeuse qu’il est question d’amour. Celui-ci semble présent dans « Weird Fishes/Arpeggi » dont les premières paroles ne sont pas sans rappeler le poncif du coup de foudre : « In the deepest ocean/The bottom of the sea/Your eyes/They turn me ». Malheureusement, le narrateur finit mangé par les vers… De même, « House of Cards » parle d’infrastructures qui s’écroulent et d’oreilles qui brûlent alors que cela commençait plutôt bien : « I don’t want to be your friend/I just want to be your lover ». Qu’en est-il alors de « All I Need », qui pourrait passer pour une gentillette chanson sur l’amour et le besoin de l’autre avec les paroles « You’re all I need » répétées d’une voix douce ? Cette chanson est pour le moins ambigüe avec ses références au parasitisme : « I only stick with you/because there are no others ». Enfin, les dernières paroles de l’album, sur « Videotape » sont magnifiques : « Today has been the most perfect day I’ve ever seen ». Mais s’il y a un rapport quelconque entre cette félicité et l’amour, c’est un mystère…
L’avant-dernier album du groupe, King of Limbs, est tout aussi impénétrable. Le mot « love » apparaît une fois, sur « Little By Little » : « I’m curling with my love ». Mais le lien avec le reste des paroles est obscur. Au refrain, « I’m such a tease and you’re such a flirt » ne nous aide pas beaucoup. « Give Up the Ghost » est quant à elle une chanson sublime où on trouve l’idée de rassembler toutes sortes de choses « in your arms ». Vu comment ces trois mots sont chantés d’une façon enveloppante et apaisante, on a la permission d’imaginer un quelconque rapport avec l’amour. Mais The King of Limbs me semble trop tortueux et expérimental pour que l’amour y soit une véritable clé de compréhension. Le titre fait référence à un chêne. Je ne peux m’empêcher de rire en lisant la réaction virulente de Liam Gallagher à l’écoute de l’album : « I heard that fucking Radiohead record and I just go, ’What?!’ I like to think that what we do, we do fucking well. Them writing a song about a fucking tree ? Give me a fucking break ! A thousand year old tree ? Go fuck yourself ! » Radiohead, contrairement à Oasis dont ils se moquaient autrefois en faisant mine de reprendre « Wonderwall » lors de leurs concerts, n’écrit pas de chansons accessibles sur l’amour… En revanche, ce qu’ils font est incomparablement plus courageux, intéressant et beau.
A Moon Shaped Pool : l’amour retrouvé ?
En 2015, Thom Yorke annonce par un communiqué sa séparation d’avec sa compagne de longue date Rachel Owen, une artiste discrète avec qui il avait eu deux enfants. Thom Yorke n’étant pas du genre à s’étendre en public sur sa vie privée, le communiqué est sobre est efficace : « Rachel et moi nous sommes séparés. Après 23 années heureuses et créatives, nos chemins se sont écartés pour diverses raisons. » Thom a alors 46 ans, ce qui signifie qu’il a passé la moitié de sa vie avec Rachel. Il glisse une allusion cachée à cela dans A Moon Shaped Pool, à la fin du morceau « Daydreaming ». En effet, le souffle incompréhensible que l’on entend est une bande sonore à l’envers. « Efil ym fo flaH » devient « Half of My Life » si on remet les choses à l’endroit. Les Beatles utilisaient ce genre de procédé pour blaguer ou ajouter du psychédélisme. Dans le cas de Radiohead, il me semble que cela émane plutôt d’une volonté de Thom Yorke de ne pas mettre trop explicitement en avant sa vie privée. Par pudeur, mais aussi peut-être aussi par égard aux autres membres du groupe, sans qui rien de tout cela n’aurait été possible.
Une fois dévoilés, ces quatre mots constituent la référence la plus manifeste à la séparation de Thom et Rachel. Ce n’est pas pour autant la plus subtile. En effet, le dernier morceau de l’album est riche de signification rien que par son existence. Les titres de A Moon Shaped Pool sont classés par ordre alphabétique et « True Love Waits » vient à la fin, comme la conclusion d’une démonstration mathématique. Or, c’est un très vieux morceau du groupe, qu’ils jouaient déjà en 1995. Très appréciée par les fans, cette chanson épurée est présente sur l’album live I Might Be Wrong en 2001. Comme son titre l’indique, elle parle d’ « amour authentique ». Le narrateur explique qu’il est prêt à tout pour un tel amour : « I’ll drown my beliefs/To have your babies/I’ll dress like a niece/And wash your swollen feet ». Tendres et mélancoliques, les couplets évoquent une rêverie amoureuse. Le refrain quant à lui se résume à un « Don’t Leave » sincère. Peut-on penser que le choix de ce morceau pour conclure l’album qui suit immédiatement la séparation de Thom et Rachel est anodin ? Avec leur accompagnement inédit au piano, les mots de Thom Yorke acquièrent une dimension nostalgique ancrée dans la réalité.
Au-delà de l’allusion à la vie de Thom Yorke, A Moon Shaped Pool regorge de paroles sur l’amour et plus particulièrement sur la séparation et ce qu’elle implique psychologiquement. L’un des passages les plus explicites est sur « Present Tense » : “I won’t stop now/I won’t slack off/Or all this love/Will be in vain”. Ce morceau au rythme latin évoque le prétendu pouvoir de la danse pour oublier les douleurs du présent, comme Alfred de Vigny l’avait fait dans son poème « Le Bal ». Dès lors, le vers « In you I’m lost » peut faire référence à la fois au fait de « se perdre » dans les bras d’une personne aimée au cours d’une danse, et à la sensation d’être « perdu » dans un amour vain lorsque la danse révèle son caractère éphémère et que le retour à la réalité est difficile. « Decks Dark » et « Ful Stop » évoquent également la désillusion amoureuse, à travers des flux de conscience binaires qui s’imposent vers la fin du morceau. Dans le premier, “Have you had enough of me?” alterne avec “sweet time”. Dans le second, “Truth will mess you up” alterne avec “all the good times”. Dans les deux cas, un temps idyllique revient en mémoire alors que l’amour révèle ses limites. Le narrateur essaie alors bien souvent de sauver son amour, comme l’illustrent le “Take me back again” de « Ful Stop » et le “Honey, come to me before it’s too late” de “Tinker Tailor Solider Sailor Rich Man Poor Man Beggar Man Thief”.
A Moon Shaped Pool est un album direct. Thom Yorke ne prend guère le temps de nous laisser bercer dans l’illusion, comme pourrait le faire Kevin Parker de Tame Impala. Si le désenchantement n’apparaît pas dès le début des morceaux en raison des introductions oniriques, il ne tarde pas à venir dans les paroles. Ainsi les premiers mots de « Daydreaming » sont “Dreamers/The never learn” et ceux de « Decks Dark » sont “And in your life, there comes a darkness”. Par ailleurs, remarquons que la signification la plus probable de « Glass Eyes » est confirmée à la fin, alors que Radiohead aime souvent jouer de l’antithèse. Pesante et déprimée, la mélodie de ce morceau est en adéquation avec ses paroles qui dépeignent l’arrivée sans joie dans un endroit inhospitalier. Les lieux ne sont que le reflet de l’état sentimental du narrateur, comme l’indique finalement Thom Yorke en glissant “I feel this love turn cold”. « Identikit » peut également évoquer la déception amoureuse avec son mélodieux couplet “Sweet-faced ones with nothing left inside/That we all can love, that we all can love” et son refrain ravageur “Broken hearts make it rain”. Cependant, elle est avant tout à mes oreilles l’une de ces formidables prouesses de Radiohead, dont les frissons qu’elle procure peuvent être ou non liés au thème de l’amour. Qu’ils ont bien fait de prendre leur temps pour élaborer une version studio de ce morceau ancien !
Sur le neuvième album de son groupe, Thom Yorke renoue avec l’amour en même temps qu’il le perd. Par sa composante folk, l’album entier est propice aux confessions sur l’amour, avec ses hauts et ses bas. « Desert Island Disk », qui pourrait typiquement être interprétée à la guitare acoustique autour d’un feu de camp, est la chanson la plus optimiste. “Totally alive/Totally released” : le narrateur se sent bien. L’optimisme se reflète sur une conception élargie de l’amour : “Different types of love/Are possible”. Peut-être que Thom fait référence à une maturité nouvelle qui lui fait percevoir différemment l’amour entre deux êtres. Peut-être aussi a-t-il en vue une autre forme d’amour. Celle de l’humanisme au sens de « Reckoner » vient à l’esprit lorsque Thom fait la satyre d’un mode de pensée individualiste dans « Burn the Witch » : “Abandon all reason/Avoid all eye contact/Do not react/Shoot the messengers”. Le créateur du clip de « Burn the Witch » interprète ce single comme une réaction à la défiance dont sont victimes certaines minorités dans le contexte actuel de la « crise des migrants » en Europe.
La nouvelle forme que prend l’amour peut tout aussi bien être celle d’un amour pour la Terre, dans une perspective plus proche de l’écologie profonde d’Arne Naess. Ainsi la Terre est-elle personnifiée et louée dans « The Numbers » : “We are of the earth/To her we do return/The future is inside us/It’s not somewhere else”. Cette chanson a été interprétée par Thom Yorke pour la première fois en marge de la COP 21… sous le titre de “Silent Spring”, comme l’ouvrage de Rachel Carson qui avait alerté l’opinion public mondial sur le danger des pesticides dans les années 1960. Il est évident que la chanson fait référence au changement climatique, ne serait-ce qu’à travers l’évocation d’une rivière qui s’assèche. Les idées écologistes de Radiohead ne sont pas nouvelles : ils ont déjà entrepris d’estimer l’empreinte écologique de leurs tournées et se sont lancés des pratiques de sobriété pour réduire cette empreinte. Cependant, c’est la première fois qu’ils font vraiment une chanson sur le sujet. Thom Yorke avait un jour affirmé qu’il ne ferait jamais cela car ce serait forcément « de la merde ». Il a bien fait de changer d’avis, car « The Numbers » est une franche réussite.
Conclusion
On trouve le thème de l’amour dans l’œuvre de Radiohead, mais de façon très dispersée et souvent incertaine. De plus, cela apparaît souvent sur un mode pathétique ou, au contraire, dans un élan de grandeur. Radiohead est potentiellement un groupe de « lovers » car leurs chansons sont très belles et qu’il arrive à Thom Yorke de prononcer le mot « love » d’une voix remplie d’émotions, mais ils n’écrivent pas d’ « histoires » d’amour. Néanmoins, la puissance de l’amour est célébrée implicitement à l’occasion. Cela me semble même être une clé d’interprétation et un thème structurant sur The Bends mais aussi dans une moindre mesure sur OK Computer. Chez Radiohead, le concept d’amour est très large et peut s’élargir à l’Humanité tout entière. Il est traité de manière désincarnée, sans protagonistes ni intrigues, ce qui participe de sa pureté.
Après OK Computer, l’amour s’évanouit des paroles de Radiohead. Cependant, il réapparaît de façon mélancolique sur A Moon Shaped Pool. On n’est alors plus dans le pathos ni dans la grandeur, mais dans la simple désillusion, concomitante à la vie sentimentale de Thom Yorke. C’est un amour fort dans son essence, mais fragile dans son existence, que nous dépeint Radiohead. Un peu comme l’Humanité, au fond : Hans Jonas n’a-t-il pas judicieusement perçu comment la raison humaine est susceptible d’anéantir l’Homme ? Ainsi l’amour peut-il être l’avatar de questions existentielles qui ne lui semblent pas corrélées à première vue. Gardons cependant à l’esprit que les textes écrits par Thom Yorke ne sont pas toujours censés avoir un sens et qu’il n’avait certainement pas pensé à tout cela. L’amour n’est qu’une clé d’interprétation parmi d’autres pour tâcher de comprendre l’œuvre grandiose de Radiohead.
J’ai juste parcouru ton article mais je le lirais bientôt entièrement, car il est extrêmement intéressant ! Radiohead est un groupe qui regorge de mystères et amène beaucoup de questions, donc ton analyse est précieuse pour mieux comprendre leur musique. :)
Radiohead est l’un de mes groupes de rock préférés. J’ai aimé ses précédents albums et celui-ci ne déroge pas à la règle. Ce nouvel opus est un petit bijou.
Je suis impressionné par cette lecture de RH qui est sans doute le groupe le plus ‘amoureux’ de tous les temps : de l’humain, de l’autre, de soi ?…
Magnifique je suis dingue du groupe ton analyse est super il est 3 du mat je viens de finir moi même je décortique leurs music merci
J.ai adoré
Bravo pour ton article, Radiohead est une thérapie.
Grand fan de Radiohead je vous remercie pour ce magnifique travail qui va me permettre d’écouter une nouvelle fois ces chefs-d’œuvre sous un angle inédit. Merci encore