En lisant son Nocturne du Chili, j’ai cru que Roberto Bolaño avait signé une œuvre de jeunesse. Je me disais : voilà un livre, peut-être son premier, pas tout à fait abouti, mais empli d’énergie, intimement lié à la vie de son auteur, qui contient en germes ses thèmes habituels, etc. Tout faux : Nocturne du Chili est publié en 2000 dans sa version originale, soit trois ans avant la mort de Bolaño ; les sources habituelles ne confirment en rien ma première impression. De fait, si la verve du roman frappe immédiatement, ce n’est qu’à rebours, une fois le livre refermé, que se révèlent toute l’habileté de l’auteur et la densité de son propos.
On peut parler ici d’un OVNI littéraire sans craindre d’abuser d’une expression rebattue. Toute la matière de Nocturne du Chili se condense sur deux paragraphes : un premier de 140 pages, suivi d’un autre, composé de huit mots, miroir et conséquence du précédent. Ainsi se déroule le récit de Sebastian Urratia Lacroix, dit père Ibacache (son nom de plume), prêtre, poète et critique littéraire chilien. La fièvre habite son monologue, et pour cause, le père Urratia agonise… Il en profite pour « liquider » sa vie, souillure parmi tant d’autres sur le tissu de l’histoire et de la littérature chiliennes. Les mensonges et les secrets sont évacués un à un ; ne restent au bout du compte que les doutes et les remords.
« J’allais de-ci de-là, je prenais parfois un microbus et je poursuivais mon errance le visage collé aux fenêtres et d’autres fois je m’installais dans un taxi et continuais à vagabonder parmi l’abominable jaune et l’abominable bleu lumineux de mon dégoût, du centre de la ville jusqu’à la paroisse, de la paroisse jusqu’à Las Condes, de Las Condes jusqu’à Providencia, de Providencia jusqu’à Plaza Italia et au Parque Forestal, puis, retour au centre et retour à la paroisse, ma soutane battue par le vent, ma soutane qui était comme mon ombre, mon drapeau noir, ma musique légèrement recherchée, vêtement propre, sombre, puits où sombraient, et ne refaisaient plus surface, les pêchés du Chili. »
Nocturne du Chili – Roberto Bolaño
Écrit avec les tripes, Nocturne du Chili joue pourtant avec le non-dit – la spécialité de l’auteur. Et c’est encore du Mal qu’il s’agit, sujet qui n’a pas cessé de fasciner Bolaño. L’angle d’attaque est particulier : un héros qui toute sa vie a voulu nier le Mal, fuir la souffrance, ignorer la laideur. Ne rien avoir à faire avec ça.
« J’entendis sans surprise l’aboiement de quelques chiens que je ne vis pas et, en traversant les vergers, où, à l’ombre protectrice de quelques avocatiers, on cultivait toutes sortes de fruits et de légumes dignes d’un Arcimboldo, j’aperçus un garçon et une fille qui tels Adam et Ève travaillaient avec acharnement entièrement nus le long d’un sillon de terre. Le garçon me regarda : une coulée de morve pendait de son nez à sa poitrine. Je détournai rapidement le regard mais ne pus éviter d’immenses nausées. »
Nocturne du Chili – Roberto Bolaño
« J’écartai les draps et les chemises et voilà ce que j’aperçus, à une trentaine de mètres : deux femmes et trois hommes, debout et formant un demi-cercle irrégulier, leurs mains dissimulant leurs visages. C’est ce qu’ils faisaient. Cela paraissait impossible mais c’est ce qu’ils faisaient. Ils cachaient leurs visages ! Et même si le geste dura peu et si en m’apercevant trois d’entre eux se mirent à marcher vers moi, la vision (et tout ce qu’elle impliquait), en dépit de sa brièveté, parvint à altérer mon équilibre mental et physique, l’heureux équilibre dont, quelques minutes auparavant, la contemplation de la nature m’avait gratifié. Je me souviens d’avoir reculé. »
Nocturne du Chili – Roberto Bolaño
Qui est Urratia ? Un prêtre, garant de la morale ancienne, donc. Et que fait-il quand son pays sombre ? C’est bien là le problème… Et que font les autres, son entourage, ses connaissances ? Comme lui, ils se taisent, ou posent une brique de plus à la marge de l’édifice horrifiant. Un silence de plus, une brique de plus… Grains minuscules qui renforcent la dictature. Une dictature dont Bolaño fut l’une des victimes, et qui brisa des milliers de vies.
Toute son existence Urratia la consacre à fermer les yeux. Rester un enfant, un enfant sage et innocent, un bon garçon qui joue dans le bac à sable. Tandis que dans l’ombre, les bêtes rôdent. Et les Urratia, tous ensemble, laissent venir la nuit.
Bonjour,
Un roman habile, c’est exactement ça… (je viens de retrouver ma vieille note à propos de ce titre, où j’indiquais : « il m’a en effet laissé le sentiment, avec son « Nocturne du Chili », de m’avoir amenée exactement là où il le voulait, mais de façon tellement subtile que je m’y suis retrouvée sans avoir eu le temps de prendre conscience du chemin emprunté… ».
En raison de son format, c’est généralement le titre que je conseille à ceux qui veulent découvrir cet auteur. Je trouve que c’est un bon moyen de savoir si l’on apprécié son ton si particulier avant de se lancer dans des pavés comme « Les détectives sauvages » ou « 2666 ».
Bonne soirée
Bonjour à toi !
Tout à fait d’accord, je trouve par ailleurs que « Le Troisième Reich » est lui aussi une très bonne introduction à son œuvre…
Passe une bonne soirée également :)
Un auteur que j’ai très envie de découvrir, peut-être commencerais-je par celui-ci :)
Ah tu as bien raison, Bolano c’est une découverte dont on ne se remet pas !! :)