Ce n’est pas chose aisée de rentrer dans l’univers extravagant de Andrus Kivirähk. Il faut s’armer de patience pour le comprendre et l’apprivoiser. Pour apprécier L’homme qui savait la langue des serpents, il faut remiser son esprit rationnel au fond d’un tiroir et se laisser guider dans un monde fantastique pendant plus de quatre cent pages. Un monde délicieusement surréaliste où l’on promène en laisse un pou géant, chevauche des louves, discute avec un immense poisson à barbe et hiverne avec des serpents. Un monde où un cul-de-jatte se construit des ailes avec des ossements humains et où les femmes peuvent se marier avec des ours. Mais, avant de lever les yeux au ciel, laissez-moi vous expliquer un peu mieux tout cela…
Le récit de L’homme qui savait la langue des serpents se déroule dans une forêt Estonienne, au Moyen Âge. On y rencontre le “Peuple de la forêt”, ou du moins ce qu’il en reste, puisqu’ils sont nombreux, après l’arrivée des chevaliers-prêtres allemands, à avoir quitté le refuge des arbres pour rejoindre le village. L’appel de la modernité, du progrès et du christianisme vient peu à peu supplanter les anciennes traditions et, tandis que les rangs des villageois grossissent, la forêt continue de se dépeupler…
Leemet, lui, est né au village. Mais après le décès de son père, lorsqu’il qu’il était encore bébé, sa mère a regagné la forêt, pour ne plus jamais la quitter. Leemet a grandi libre, dans ce monde doux et rassurant. Grâce à la langue des serpents, que son oncle lui a transmise, il communie avec la nature : car ceux qui connaissent la langue des serpents peuvent dialoguer avec certaines espèces animales et se faire obéir des autres.
Mais la vie paisible et insouciante que Leemet mène dans les bois résistera-t-elle au départ massif du Peuple de la forêt ? Ces deux sociétés – hommes de la forêt et hommes du village – aux croyances et aux moeurs très différentes parviendront-elles à coexister l’une près de l’autre, à s’accepter et à se respecter ? Leemet devrait-il, lui aussi, suivre les évolutions, vivre avec son temps et faire fi des héritages du passé ?
L’homme qui savait la langue des serpents est une fable loufoque, prétexte à réfléchir sur des sujets très contemporains. Ce récit pose de véritables questions sur la mutation des sociétés, sur la course au progrès, sur ses dangers, sur ce que cela dit de l’Homme et de son rapport au monde. En s’éloignant de la nature, en se convertissant au Christianisme, en embrassant les avancées techniques, en s’échinant au travail, le Peuple de la forêt oublie l’essentiel : l’épanouissement, le bonheur, la liberté, la vie.
Comme Leemet, on assiste, démuni, à la fin d’une civilation et à la naissance d’une nouvelle. L’une est-elle plus légitime que l’autre ? A vous de voir…
Avec L’homme qui savait la langue des serpents, Andrus Kivirähk aborde le thème sensible des croyances. Avec finesse, il nous met face aux dangers et aux dérives du fanatisme religieux. Qu’il s’agisse des croyances du Peuple de la forêt ou de celles des villageois, si elles sont défendues avec trop de ferveur, elles peuvent faire naître l’intolérance, le mépris, être à l’origine de nombreux conflits et conduire parfois aux pires extrémités. Andrus Kivirähk critique les excès d’un camp comme de l’autre, mais il ne se pose jamais en moralisateur et préfère jouer finement avec les émotions du lecteur pour délivrer ses messages : son ton, tour à tour comique, acide, ironique, poétique et mélancolique, fait naître en nous toute une kyrielle de sentiments.
L’homme qui savait la langue des serpents est un conte étrange et poétique d’une très grande richesse. A la fois fable écologique, épopée fantastique, réflexion sociologique, roman initiatique, il nous embarque dans une aventure drôle, tendre, originale, bouleversante, aux côtés de personnages hauts en couleur, d’animaux attachants et de créatures stupéfiantes. J’ai mis du temps à entrer dans ce récit merveilleux. Mais il m’a fallu davantage de temps pour en sortir.
Bien d’accord avec toi.
J’avais acheté ce livre par hasard et défi, pour sortir de mes habitudes, et d’abord déconcertée j’avais finalement pris plaisir à la critique sous-jacente de cette fable « loufoque » à juste titre.
Merci pour ton message par ici ! Je constate qu’on a vécu la même expérience de lecture avec ce livre. Je pense essayer de découvrir un autre titre de l’auteur, il a sorti Papillon tout récemment, que j’ai bien envie de tenter !