Je reviens tout juste de la représentation au Théâtre National de Bretagne de L’État de Siège, œuvre mal aimée d’Albert Camus. Créée un an après la parution de son roman La Peste en 1947, elle est singulièrement différente de cette dernière malgré un postulat de départ semblable (une épidémie de peste apparait soudainement dans une station balnéaire). Sa première mise en scène fut « un four » selon les mots de son auteur, et la pièce fut retirée de l’affiche après 23 représentations (!). Aujourd’hui, cette pièce est assurément la moins connue du répertoire de son auteur. Pourtant, elle est loin d’être la moins intéressante. Elle est reprise cette année par Emmanuel Demarcy-Mota, qui s’est illustré précédemment en mettant en scène Rhinocéros d’Ionesco, autre pièce à charge contre le totalitarisme.
Car oui, la pièce n’est en rien centrée sur la maladie en elle-même. La peste qui s’abat sur Cadix est une allégorie du totalitarisme. C’est une maladie qui déclenche la peur. Cette peur réveille alors les plus bas instincts des êtres humains, et les force à prendre des mesures contre la liberté, au nom de la sécurité. Face à une société emplie de désordre, la peste apparait pour tout remettre en ordre. Exit les libertés individuelles. Chacun se doit de faire des sacrifices pour le bien commun.
Ces formules ne vous rappellent rien ? L’État de Siège résonne superbement dans le contexte d’aujourd’hui, à l’heure où des groupes politiques stimulent la peur de tous pour s’approprier le contrôle de chacun.
Comparée à La Peste, L’État de Siège peut parfois faire pâle figure. Elle ne possède pas les avantages inhérents au genre romanesque. Par exemple, la brièveté imposée par l’exercice théâtral empêche un développement conséquent des personnages. Mais en contrepartie, L’État de Siège possède un avantage intéressant. Le spectacle des idéaux de chacun a désormais une forme matérielle. Et ça, Emmanuel Demarcy-Mota a clairement voulu le démontrer par l’aménagement de la scène. Ce sont d’abord des écrans géants qui parsèment les murs (un signe classique du totalitarisme). Ce sont ensuite des couleurs obscures, rouge et noir principalement, puis verte lorsque la brume de la peste apparait et enveloppe les personnages, qui se retrouvent alors marqués d’une peinture grise graisseuse, signe s’il en est pour différencier les contaminés des autres.
Les costumes sont une autre manière de séparer les êtres humains entre eux, car s’il y a bien une caractéristique propre au totalitarisme, c’est l’exploitation extrême de l’altérité : subdiviser les gens en groupes de « Nous » et « eux », pour ensuite mieux les contrôler. L’arrivée de la maladie profite à certains personnages, qui de marginaux nihilistes deviennent des figures primordiales sous le nouveau régime de la peste. Cette réorganisation sociale à la suite d’un choc n’a rien de surprenant : les changements radicaux qui surviennent sont compréhensibles tant la peste détruit le lien social qui était présent en temps de paix. Les hommes et les femmes sont séparés, chacun est invité à dénoncer son proche lorsqu’il apparait contaminé. Plus aucune confiance n’est possible entre les membres d’une même société.
L’amour sera le début de la fin de la peste. Ce n’est pas lui qui sauvera la ville, mais ce sera son emprise sur le héros qui amènera les habitants à quitter la terreur. Si la peste est là pour amener un régime d’ordre absolu, que vient faire l’amour dans tout ça ? Qui peut se targuer de pouvoir enfermer des passions si irrationnelles dans un système règlementé par une rationalité poussée à l’extrême ? L’amour intervient ici comme un agent qui amène l’homme à dépasser sa peur primaire de la mort. On retrouve également dans cette pièce une idée clé dans la philosophie de Camus : peut-on mourir pour une idée ?
Il n’est pas étonnant que son auteur ait une affection particulière pour cette pièce. C’est « celle qui lui ressemble le plus » car elle va droit au but : nous montrer ce qui se passe lorsque l’homme succombe à la peur et laisse les autres décider à sa place. L’État de Siège est donc à voir, car elle reste terriblement d’actualité, soixante-dix ans après.
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