Philosophe chrétienne et militante de la première moitié du vingtième siècle, Simone Weil est une personnalité à part dans le monde des idées. Animée par la sincérité, la foi et la charité, elle ne s’est jamais contenté d’écrire : plus que tout autre intellectuel, elle forgeait sa pensée dans l’action et, mue par le même élan, agissait en accord avec ses réflexions.
Aussi, quand elle rédige L’enracinement en 1943, se trouve-t-elle entre deux combats. Elle vient de quitter ses parents réfugiés aux Etats-Unis pour s’engager à Londres au service de la France libre du Général de Gaulle ; puis, frappée par la tuberculose et soignée dans un sanatorium, elle se prive volontairement de nourriture, démarche qui va hâter son trépas et qui est communément interprétée comme un témoignage de compassion envers les victimes de la guerre.
« Ceux qui manquent de bonne volonté ou restent puérils ne sont jamais libres dans aucun état de la société. Quand les possibilités de choix sont larges au point de nuire à l’utilité commune, les hommes n’ont pas la jouissance de la liberté. »
Dans cette œuvre, la philosophe évoque avant tout les questions des besoins de l’âme humaine, du sentiment de déracinement lié aux sociétés modernes et des conditions ouvrière et paysanne. Fidèle à elle-même, Simone Weil parle en connaissance de cause : plus jeune, elle a travaillé dans les usines Renault et Alstom, elle s’est aussi confrontée au milieu des agriculteurs en s’engageant dans une ferme. La vie et les peines des ouvriers et des paysans ne lui sont donc pas étrangères, elle les a partagées avec eux au quotidien pendant de longues périodes.
« On ne pense pas […] à se demander si la nouvelle machine, en augmentant l’immobilisation du capital et la rigidité de la production, ne va pas augmenter le risque général de chômage.
À quoi sert-il aux ouvriers d’obtenir à force de lutte une augmentation des salaires et un adoucissement de la discipline, si pendant ce temps les ingénieurs de quelques bureaux d’études inventent, sans aucune mauvaise intention, des machines qui épuisent leur corps et leur âme ou aggravent les difficultés économiques ? »
Et c’est là ce qui frappe dans L’enracinement : la sincérité et la vérité qui émanent de ces pages. On peut être en désaccord avec les arguments développés (la lecture des philosophes est après tout une discussion continuelle entre leur pensée et la nôtre), mais on est en quelque sorte contraint de les respecter. Puis la langue employée est à l’exact opposé de la froide et géométrique philosophie allemande ; elle dénote au contraire l’élégance française qui, quand elle s’empare de la matière spirituelle, devient lumineuse beauté. En cela, le style de Weil rappelle celui de son maître, le philosophe Alain.
Ainsi, plus que la thèse dans son ensemble, c’est l’abondance des belles réflexions qui m’a impressionné. Nombre de pages m’ont en effet paru exprimer avec art et clarté des pensées qui sommeillaient en moi depuis longtemps, donnant contour et chaleur à leur corps nébuleux, allant parfois jusqu’à les tirer d’une ombre au sein de laquelle je n’aurais pas soupçonné leur présence endormie…
« Il arrive qu’une pensée, parfois intérieurement formulée, parfois non formulée, travaille sourdement l’âme et pourtant n’agit sur elle que faiblement.
Si l’on entend formuler cette pensée hors de soi-même, par autrui et par quelqu’un aux paroles de qui on attache de l’attention, elle reçoit une force centuplée et peut parfois produire une transformation intérieure.
Il arrive aussi qu’on ait besoin, qu’on s’en rende compte ou non, d’entendre certaines paroles, qui, si elles sont effectivement prononcées, […] injectent du réconfort, de l’énergie et quelque chose comme une nourriture. »
Enfin, qu’on se reconnaisse ou non dans la religion de Weil, on ne peut rester insensible au vibrant plaidoyer qui sourd du texte, en faveur des plus pures vertus chrétiennes : l’amour absolu, la pitié envers les plus faibles, le courage et l’exigence envers soi-même, la sincérité la plus totale, le rejet de l’égoïsme comme mobile à nos décisions, et l’accord nécessaire entre nos actes et nos convictions. Tout le livre est le fruit de ces valeurs ; c’est pourquoi, malgré ses réflexions très concrètes, L’enracinement revêt aussi une dimension mystique.
« La profession de chef d’entreprise devrait, comme celle de médecin, être au nombre de celles que l’État, dans l’intérêt public, autorise à exercer seulement sous la condition de certaines garanties. Les garanties devraient avoir rapport non seulement à la capacité, mais à l’élévation morale. […] L’entreprise pourrait ainsi redevenir individuelle. Quant aux sociétés anonymes, il n’y aurait peut-être pas d’inconvénient, en ménageant un système de transition, à les abolir et à les déclarer interdites. »
« La technique est pour une si grande part dans le prestige de la science, qu’on inclinerait à supposer que la pensée des applications est un stimulant puissant pour les savants. En fait, ce qui est un stimulant, ce n’est pas la pensée des applications, c’est le prestige même que ces applications donnent à la science. Comme les hommes politiques qui sont enivrés de faire de l’histoire, les savants sont enivrés de se sentir dans une grande chose. Grande au sens de la fausse grandeur ; une grandeur indépendante de toute considération du bien. »
« Tant que l’homme tolère d’avoir l’âme emplie de ses propres pensées, de ses pensées personnelles, il est entièrement soumis jusqu’au plus intime de ses pensées à la contrainte des besoins et au jeu mécanique de la force. […] Mais tout change quand, par la vertu d’une véritable attention, il vide son âme pour y laisser pénétrer les pensées de la sagesse éternelle. »
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