Il était une fois, une histoire familiale cruelle : le sacrifice d’un enfant par son père respectant la volonté d’un dieu, situation presque banale comme il en existe beaucoup dans les contes ou même dans divers mythes et textes fondateurs. On ne pourra donc regarder La jeune fille sans mains sans penser au destin d’Iphigénie ou à celui d’Isaac. Cependant, dans cette histoire, ce n’est pas dieu mais le diable tentateur qui pousse le père de l’enfant à vendre le corps de celle-ci et à trancher ses mains, en gage d’abondantes richesses.
Voici l’incipit de ce film d’animation français de Sébastien Laudenbach qui adapte avec brio le conte du même nom des frères Grimm. Ainsi, les aventures de la jeune fille (voix d’Anaïs Demoustier) s’enchaînent après la perte de ses précieuses mains – mains agiles de l’enfance qui s’agrippent aux branches du pommier, doigts longs et fins qui tressent et nouent les fils du hamac, bras graciles qui plongent avec bonheur dans l’eau du ruisseau. Mais voici, maintenant, ces mains coupées, gisant à terre, et un père qui regarde impuissant son enfant s’enfuir de la maison familiale.
« Quant à ta femme, je lui ai attaché son enfant sur le dos en lui disant d’aller dans le vaste monde. »
Comme dans la plupart des contes merveilleux, la jeune fille du meunier rencontre dans son exil un prince (voix de Jérémie Elkaïm) qui sait l’aimer malgré sa blessure, alors « ils se marient mais n’ont qu’un seul enfant ». En effet, le prince doit partir à la guerre, laissant dans son palais sa femme enceinte aux mains coupées. Cependant, le conte ne s’arrête pas là. On pourrait presque penser que c’est encore ici son véritable commencement car, de péripéties en péripéties, le destin de la jeune fille ne sera pas scellé d’avance… Contrairement au conte de Grimm où le personnage féminin en appelle plusieurs fois par ses prières et ses larmes à la grâce de Dieu, dans le film de Sébastien Laudenbach, la jeune fille est maîtresse de son avenir : elle lutte sans cesse, souvent contre la violence des hommes, pour nourrir son enfant, le protéger mais aussi pour se nourrir et s’occuper d’elle-même, pour sa propre survie dans un monde semé de maléfices.
« Ote-lui toute eau afin qu’elle ne puisse plus se laver, sans quoi je suis sans pouvoir sur elle. »
Ainsi, dans La jeune fille sans mains, la femme et la nature occupent une place centrale. Si la femme souffre souvent des désirs primaires des hommes – désir de richesse du père, désir physique du diable – elle-même représente la pureté, symbolisée par la présence constante de l’eau bienfaitrice à ses côtés. Grâce à la relation symbiotique qu’elle entretient avec les éléments naturels qui l’entourent, elle peut surmonter de nombreux sorts et de nombreuses difficultés liées à la perte de ses mains (porter et langer un enfant, planter des légumes, se coiffer, se vêtir). Ce conte semble être alors une ode à la nature. Plus question d’ange, de dieu ou de transcendance comme dans le texte de Grimm, ici, le divin est panthéiste, il réside dans la nature avec laquelle le personnage communie.
On ne sera donc pas surpris de la place accordée dans La jeune fille sans mains aux « choses de la nature » : sang de la virginité perdue sur les draps après la nuit d’amour, nudité des corps (ceux tout en courbes et en légèreté de la femme et de son enfant qui jouent avec l’eau de la rivière et celui du diable, phallique ou grotesque), excréments du bébé, tétées du sein nourricier. Ici, le conte féérique et merveilleux ne tait pas les besoins primaires des personnages, il les replace dans la relation d’amour d’une mère pour son enfant, d’un homme pour une femme ou dans la passion violente et dévorante qui peut s’emparer d’un être – ici le diable – à vouloir posséder une femme contre sa propre volonté. Enfants (vers huit ou neuf ans), adolescents et adultes, la morale de ce conte animé est peut-être de nous rappeler que l’amour et la nature sont étroitement liés et que le corps et l’esprit ne s’épanouissent de pair qu’à travers eux.
« Si tu es abandonnée de tout le monde, moi je ne t’abandonnerai pas. »
Enfin, nous n’avons encore rien dit du film de Sébastien Laudenbach si nous ne parlons pas du parti pris esthétique du scénariste et réalisateur. En effet, ce film d’animation met en valeur le dynamisme très stylisé du trait et de la couleur créant déjà le mouvement dans l’image fixe. Ainsi, nul besoin de tout montrer par l’image animée. Une lèvre qui bouge, une main qui fait un geste, de l’eau qui s’écoule, cela suffit à exprimer les émotions des personnages, le déroulement du récit et même la vitalité de la nature. Et c’est souvent un véritable paysage vivant qui se déploie sous nos yeux, d’un plan fixe à un autre, grâce, par exemple, au simple vol des oiseaux en arrière-plan et aux sons multiples qui, dans leur richesse, font entrevoir dans notre imaginaire mille détails du décor qui entourent la jeune fille ou les autres protagonistes de l’histoire.
Ainsi, c’est avec beaucoup d’élégance et de subtilité que l’esthétique de ce long-métrage sert particulièrement bien la composition scénaristique et symbolique de l’histoire. Voilà que le cheminement des personnages en exil ou en quête se traduit par des traits vifs animés et colorés qui expriment la longueur du voyage, les kilomètres parcourus, le temps qui passe inexorablement, la découverte de nouvelles terres. Véritablement, le dessin à la fois épuré et très significatif suggère une nouvelle façon de laisser le spectateur s’abandonner dans l’histoire.
Pour terminer, notons également tout au long du film la sobriété et la délicatesse de la très belle musique d’Olivier Mellano qui signe une bande originale tout à fait séduisante, s’accordant parfaitement avec les gestes et la psychologie du personnage féminin épris de liberté, entraînant dans son sillage tous ceux qui veulent bien la suivre, y compris vous-même, spectateur.
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