La double vie d’Irina de Lionel Shriver est magistral. Au début du roman, l’héroïne, Irina, est amenée à faire un choix capital, qui sera un tournant – ou non – dans sa vie : elle et mariée à Lawrence, est heureuse en ménage. Ils jouissent d’une vie douce, paisible et rassurante. Mais un jour elle rencontre un ami de son mari, un célèbre joueur de Snooker, Ramsey Acton, très doué dans son domaine, à qui tout sourit : beauté, argent, gloire, femmes… et elle en tombe éperdument amoureuse. Et le choix s’impose : rester avec son mari ou le quitter pour partir avec Ramsey. Préserver sagement son couple bien installé et sa vie tranquille ou partir à l’aventure, vivre sa passion et une vie folle faite d’hôtels, de tournois, d’alcool et de fête. L’ingéniosité de La double vie d’Irina réside dans le fait qu’il présente ces deux possibilités de destin différent pour une même femme. Deux voies possibles s’ouvrent à elle, avec des différences très marquées, et les deux – qui vont se révéler au final très différentes de ce qu’Irina et le lecteur sont en droit de s’imaginer – vont être décrites avec beaucoup de justesse et de lucidité. Le lecteur n’est pas du tout perdu entre ces deux options (fidélité ou adultère) et parvient à suivre car les chapitres présentent tour à tour l’une ou l’autre des possibilités. La double vie d’Irina est donc parfaitement bien construit et structuré, la narration admirablement maîtrisée.
Je ne veux pas spoiler, donc je ne vais rien vous raconter de plus, seulement que La double vie d’Irina est une réflexion sur la difficulté du bonheur, difficulté à le trouver et à le préserver, mais aussi une observation de l’esprit féminin, et de l’un des cruels dilemmes que quiconque peut être amené à connaître, à savoir la fidélité ou l’adultère. Excellent roman sur l’importance des choix et leurs conséquences imprévisibles, sur le couple au quotidien, sur la naissance et la mort à petit feu de la passion amoureuse, qui incite à s’interroger sur sa propre vie, sur ses propres démons, ses propres sentiments. Aucune mièvrerie, aucune idéalisation, c’est la réalité dans ce qu’elle a de plus brute, de plus sale et de plus dur, que dépeint Lionel Shriver avec beaucoup de perspicacité. Renversant !
« Vivre auprès de quelqu’un revenait à comprendre à quel point il était différent de vous – et donc à admettre, comme nous le faisons si rarement, que la personne affalée sur le canapé en face de vous est vraiment là.
– Qu’est-ce que tu regardes ?
– Toi.
– Tu m’as déjà vu.
– Quelquefois, j’oublie comme tu es. »
« Irina avait établi un jour, elle ne savait plus quand ni pourquoi, que le bonheur était par définition un bien-être dont on n’avait pas conscience sur le moment. L’habiter exigeait d’être totalement présent, sans satellite en orbite pour procéder à des relevés sur l’état de la planète. On prend conscience de ce bonheur à l’instant précis où il commence à nous échapper. Lorsqu’on ne l’emploie pas dans un sens impropre pour se persuader de quelque chose – ou se mentir -, ce mot est un constat a posteriori, une étiquette collée après coup sur une époque. »
« Méthodiquement, ils retirèrent leurs vêtements et les suspendirent à des cintres. Irina ne se souvenait pas de la dernière fois où ils avaient arraché leurs habits pour les jeter à terre dans la frénésie du désir. Ce n’était plus nécessaire quand on partageait le même lit depuis des années, et il eût été très déraisonnable de se morfondre à ce sujet. Tout le monde le savait : c’était ce qu’on faisait « au début », et son couple avait atteint l’étape du milieu. Ou bien elle le croyait depuis des lustres, mais on ne pouvait lire sa propre vie comme un livre, ni évaluer la longueur des chapitres restants en les feuilletant. Rien ne vous empêchait de tourner une page ordinaire un soir ordinaire et de vous apercevoir que nous n’étiez plus au milieu mais à la fin. »
« Malgré une chasteté symbolique, ils avaient déjà adopté les longs silences chargés des amants – ces temps morts caractéristiques qui portent tout ce que les mots ne disent pas. Les amants ne communiquent pas par des phrases. La passion se cache dans les interstices. Elle s’insinue dans les joints, et non dans les briques. »
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