Pour écrire Hell’s Angels, H. S. Thompson traîne avec la bande de motards pendant une année, partageant leurs bitures, embrouilles et autres buvards de LSD.
Hunter S. Thompson est un cas. Dans les années 60, il invente le journalisme « gonzo », fruit de chroniques-reportages en immersion complète, où la subjectivité tient une part plus importante que le sujet traité… Ainsi, naturellement porté sur la bibine et la déglingue, il répond sans tarder aux sirènes journalistiques quand, dans le sillage du film Le Rebelle avec Brando en tête d’affiche, la presse s’empare du phénomène des nouvelles « terreurs motorisées » de la Californie.
Dans l’Amérique des 30 glorieuses, les Angels forment les fameux « 1% » : les rares irréductibles qui méprisent totalement l’argent, la loi et leur propre sécurité, ceux-là seuls qui ne sombreront jamais dans la bourgeoisie à papa – contrairement à la plupart des beatnicks qui pullulent dans ce coin des States à la même période.
De l’anonymat complet à la psychose sociale, le phénomène Angels est analysé dans le détail. Difficile d’imaginer aujourd’hui ce que pouvait représenter cette bande de motards dans l’imaginaire américain aux alentours de 1965… En quelques mois, ils ont pris la place du croque-mitaine : la lie de la nation, des pillards sans foi ni loi, terrifiant et fascinant les braves familles états-uniennes.
Mais on découvre bien vite que ce fantasme est surtout le fruit du sensationnalisme de la presse. Thompson s’ingénie à démonter les reportages bidons de ses confrères et les récupérations politicardes, avant de rétablir la vérité sur la bande qu’il connaît mieux que personne…
Car Thompson ne se contente pas, pour écrire Hell’s Angels, d’interviewer quelques gars perchés sur leurs bécanes. Il achète lui-mêle une grosse cylindrée, s’intègre peu à peu à leur groupe, va jusqu’à traîner avec eux pendant une année, partageant leurs bitures, embrouilles et autres buvards de LSD.
Ainsi découvre-t-on la bande mythique de l’intérieur. Codes tribaux, beuveries et bagarres composent le quotidien d’un membre du clan. Un Angel ne détient qu’un seul bien de valeur : sa moto… Tout le reste n’est que dettes aux prêteurs sur gages, amendes en souffrances et loyers impayés. L’Angel vit au jour le jour, trace sa route, évite ou embrouille les flics, tire sa crampe dès qu’il peut, fait tourner aux potes sa copine et son joint… Ces anticommunistes farouches, arborant des tatouages à base de Svastikas, ont des coutumes bizarrement fraternelles : ce qui est à moi est aux Angels, honore la mémoire des tiens, si un Angel se bastonne, va donner des coups de chaîne à ses côtés, etc.
Ces motards durs-à-cuire, souvent en marge de la loi, amateurs de bagarre, de drogues et de nanas, sont néanmoins fort éloignés des fous sanguinaires et violeurs en série décrits par Life et Time Magazine… En fait, la plupart des Angels sont simplement des losers, des gars bien incapables de s’insérer dans la société bourgeoise et conservatrice de leur époque, bien contents d’avoir trouvé une bande avec qui partager leurs soirées et leur passion pour la vitesse.
Et Thompson dans tout ça ? Il navigue entre deux eaux, parvient plus ou moins à s’incruster dans la bande, échappe à un paquet d’embrouilles – avec la police et même quelques citoyens « dans le rang » prêts à dégommer à coups de fusil n’importe quel individu assimilable à un voyou à moto – et surtout se frotte aux nombreux paradoxes des Angels, à leur étrange morale, et à tout ce qui rend ces gars effrayants, marrants ou attachants. La difficulté de l’exercice tient dans cette vérité : Thompson est un journaliste, pas un Angel, et il ne sera d’ailleurs jamais accepté comme tel. Mais de tous les journalistes, c’est sans doute celui qui a été le plus proche des « rois de la route », et le seul qui a su les comprendre.
So good!