Le Gaucho Insupportable, publié en 2003, est le dernier recueil de textes de Roberto Bolaño. Cet auteur d’origine chilienne, qualifié peu avant sa mort de « plus grand auteur vivant d’Amérique latine » a engendré, entre autres, les excellents Détectives sauvages et 2666. La figure du Mal plane sur l’ensemble de son œuvre. D’autre part, le mystère tient une place centrale dans la construction de ses intrigues : sans jamais entrer à proprement parler dans le genre du polar, il fait planer un suspense « littéraire » dans ses romans. À la façon d’un David Lynch au cinéma, Bolaño dissémine dans ses œuvres quelques clés de compréhension et il existe autant de lectures possibles que de lecteurs.
En lisant les premières nouvelles du recueil, je n’ai pas retrouvé toute la magie dont l’auteur est capable. Jim est très courte et la fascination habituelle n’a pas le temps d’agir pleinement. Quant au Gaucho insupportable, le récit qui donne son titre au livre, il prend un peu plus son temps mais manque à mon avis d’un ou deux éléments pour fonctionner pleinement. Dans cette nouvelle, Pereda, ancien notable de Buenos Aires, part s’installer à la campagne quand il atteint l’âge de la retraite. Contaminé peu à peu par l’ambiance étrange qui règne dans le petit village de son enfance, il se transforme en un improbable gaucho – sorte de cow-boy argentin. Là encore, une amorce de fascination s’installe (on retrouve un peu l’ambiance lancinante du Troisième reich ou de Nocturne du Chili) mais elle manque d’espace pour se développer pleinement…
Cependant, la qualité des textes va crescendo. Le récit suivant, Le policier des souris pastiche le genre du polar et transpose ses codes dans le monde des petits rongeurs… C’est là qu’agit pour la première fois, par surprise pour ainsi dire, l’étrange envoûtement dont Bolaño a le secret. Vous avez bien lu : on est littéralement happé par cette histoire de meurtres au royaume des souris… L’ambiance et l’histoire y sont tout simplement magiques et la rencontre improbable entre le petit monde des égouts et l’intrigue policière fonctionne parfaitement.
Le voyage d’Alvaro Rousselot commence comme un essai biographique… et se mue progressivement en nouvelle à suspense. Là encore, la magie opère tout de suite ; les genres se brouillent, les repères du lecteur sont chamboulés, mais le capitaine sait où il va et navigue entre les écueils avec maestria…
Deux contes catholiques bouleverse lui aussi les codes pour aboutir à un double récit surprenant et très réussi. Littérature + Maladie = Maladie fait à peu près la même chose dans le domaine de l’essai : ce n’est ni tout à fait un journal, ni un simple recueil de pensées… cela ressemble à un discours ou à une conférence, mais le genre est pastiché et le sujet constamment abordé de biais, l’approche change en permanence… Cependant, à la manière de la cathédrale de Gaudi, l’édifice tient debout alors que tout indique qu’il devrait s’effondrer.
Enfin, avec l’essai qui conclue ce recueil, l’auteur nous offre un panorama très personnel de la littérature contemporaine en langue espagnole. On y trouve des réflexions sur le style trop clair et la « pensée faible » des écrivains en vogue… Bolaño souligne aussi l’ambition très bourgeoise de la plupart de ses contemporains : selon lui, le désir de sécurité et de célébrité engendrent une littérature vendue au système… Cette étude caustique est aussi un gigantesque pied-de-nez dans sa forme. Intitulée Les mythes de Cthulhu, elle ne contient pas la moindre allusion à Lovecraft et à son univers littéraire… Comprenne qui pourra !
Est-ce que j’ai aimé ce petit livre ? Assurément. Contient-il la magie propre à Bolaño ? Sans le moindre doute. Mais est-il cohérent ? Apparemment non… et c’est le seul reproche que je puisse lui faire – mais il est tout à fait possible que quelque chose m’ait échappé. L’auteur serait bien capable d’avoir glissé dans sa recette quelque ingrédient secret, afin de donner à l’ensemble une logique invisible…
© Image d’entête – Shutterstock | Gaucho
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