Suite et fin des aventures de votre serviteur dans la cité rochelaise (si vous n’avez pas lu la première partie, c’est par ici). Tout au long du port et sous les arcades, nous aurons toujours navigué entre redécouverte de fantastiques classiques et avant-premières attendues.
Nous nous attarderons dans ce billet sur trois avant-premières, continuerons à réfléchir sur le cinéma de Frederick Wiseman et traiterons de ce qui fut sans doute le film le plus marquant du festival.
Lettres de la Guerre (Cartas Da Guerra) – Ivo M. Ferreira
2016 – Portugal
Le film retrace le parcours de médecin militaire de l’écrivain portugais Antonio Lobo Antunes lors de la Guerre d’Angola entre 1971 et 1972. Le récit se fait au moyen des lettres envoyées par l’écrivain à sa femme, tandis que le film se concentre sur la vie de la base militaire.
Le dispositif de Cartas Da Guerra est, somme toute, simple : opposer l’intériorité de Lobo Antunes, exposée dans les lettres, à l’extériorité de sa position sociale au sein de l’armée portugaise en guerre en Angola. Les lettres sont d’amour et de feu, elles disent les vraies couleurs du monde (le vert envahissant la base militaire) et nous n’y voyons que des noirs et des blancs profonds et brûlants. Cinéma de la parole, où ce qui compte en est le contenu. Les images ne nous informent que superficiellement. Elles redoublent parfois les textes, lorsqu’ils se font récits médicaux. La caméra virevolte souvent avec une aisance calculée ; les plans se font tous plus construits, structurés, picturaux. Ils ne disent pas grand-chose, si ce n’est leur sophistication. Leur régime autonome tendrait idéalement à l’hypnose, mais comme lesté par les lettres qui les anémient, ils ne présentent à l’œil que leur beauté, notion relative et incertaine. Autant se faire le film dans son esprit, à partir des textes sublimes du grand écrivain lusophone. Le film, les images se révèlent inutiles.
La danse, le ballet à l’Opéra de Paris – Frederick Wiseman
2009 – France/Etats-Unis
Wiseman investit en 2008 l’Opéra de Paris afin de suivre au quotidien la création de plusieurs ballets.
Retrouver la caméra du vieux maître 40 ans après High School permet de saisir avec beaucoup de bonheur les persistances et les évolutions de la méthode Wiseman. Cinéaste de la parole et du corps, Wiseman propose un film où le discours s’échappe vite pour laisser une place centrale au langage corporel. Pas de contradiction avec les œuvres précédentes pour autant : La danse met plutôt en exergue la place fondamentale des corps dans la structure de ses films, à savoir : porter la charge du sens. Car tout semble comme réglé par les impératifs de la forme fluide des corps à l’Opéra de Paris. Lorsqu’il filme ses infrastructures souterraines, ses couloirs, ses escaliers, Wiseman filme d’abord des lignes droites dures et des courbes interminables ; autant de pointes et d’arabesques qui viennent annoncer et redoubler les mouvements des danseurs. Focalisé sur des mouvements qui ne valent que pour eux-mêmes, qui ne prennent part à aucun discours ni dialogue, Wiseman s’éloigne à la fois du contexte social qui infusait ses films précédents et de son esthétique passée. L’abstraction dont il fait preuve (plan-séquence large, sans zoom, où les miroirs permettent de lire plusieurs images en une seule sans montage) essentialise le propos du film autour de la recherche d’un langage pur de toute altération sociale, un langage qui soit purement « art » ; pour preuve, la défection des mots lorsque les danseurs traitent avec leur maître de ballet : combien de phrases inabouties et de balbutiements. L’évidence tient dans l’imitation des gestes. Ne valant que pour lui-même, le corps devient objet de poésie et gagne une valeur nouvelle au monde. Il ne se définit plus par son enchaînement au monde social, par sa valeur de signe dans l’engrenage des rapports, mais comme symbole de lui-même.
L’Atalante – Jean Vigo
1934 – France
Par le passé, Jean Vigo m’irritait pour de bien mauvaises raisons. Je découvris Zéro de conduite à une époque où il m’était impensable d’accepter des erreurs techniques telles que celles présentes dans le film, sans que celles-ci fussent contrebalancées par un contenu conséquent. La poésie du bric-à-brac, les douleurs de l’enfance ; mais encore ? Un ralenti sur des plumes n’y changeait rien, Vigo c’était n’importe quoi. Là-dessus, évidemment, je fondais des théories, je lustrais mon parti-pris. Vite, je rangeai Vigo, et l’oubliai. Puis je grandis : à la somme de mes visionnages frénétiques, j’aimai Godard, pleurai devant L’Aurore et oubliai la symétrie. Kurosawa m’apprit la beauté de la pellicule aux blancs brûlés. Le son défectueux m’intriguait.
Peut-être plus armé pour Vigo que je ne l’étais autrefois, je m’élançais à reculons vers L’Atalante. Trouver de quoi nourrir mon dégoût m’aurait été agréable ; tout y est, pourtant, passionnant. C’est un film difficile car il n’est qu’évidence poétique. Autant dire que toute habitude s’estompe devant ce film sans histoire, ancré dans le monde, où tout arrive magiquement. Il a les formes de l’esprit humain : rien n’épouse le courant de la raison, tout arrive par image, subrepticement, comme dans un esprit ouvert au champ des possibles. Les hommes sont des ombres qui ne viennent de nulle part et partent d’un coup. De fait, tout plan devient un concentré de puissance visuelle, magnétique, poétique. Définitivement, L’Atalante est un film merveilleux.
Baccalauréat (Bacalaureat) – Cristian Mungiu
2016 – Roumanie/France
La veille du début de son baccalauréat, la fille de Roméo est agressée sur un chantier. Elle ne semble pas en état de faire l’épreuve qui, bien réalisée, lui donnerait une place à Cambridge. Quitte à se compromettre, Roméo va tout faire pour que sa fille saisisse cette chance.
Pour son dernier film, le cinéaste roumain et cannois officiel Cristian Mungiu a opté pour un choix narratif qui a de quoi laisser pantois. A l’image de son personnage principal, le scénario semble déjouer les pics émotionnels du récit au profit de la réserve. On entrevoit un film à la fois tenu, fluide et rigide, dont la narration, sans accrocs, manque d’une sorte de mise en danger. Tout semble régi par la règle du demi-ton, qui vient essouffler le mouvement de gonflement dans lequel s’engage le film : de l’anecdote à l’analyse de société, on verrait les problèmes moraux des personnages grossir en interrogation métaphysique. Rien de tout cela. On en reste aux drames familiaux, aux arrangements en douce, aux interrogatoires feutrés. S’il est admirable que le cinéaste n’ait pas succombé aux sirènes de l’hystérie, tandis que d’autres s’en font les apôtres, il n’en reste pas moins que l’ennui sert bien souvent d’horizon. Et lorsque dans sa deuxième partie Mungiu tente d’intégrer les registres de l’angoisse et de l’étrange, on ne peut que constater la limite du dispositif mis en place par le cinéaste.
Victoria – Justine Triet
2016 – France
Victoria est tiraillée : avocate, elle doit défendre un ami, accusé de tentative de meurtre sur sa compagne. Parallèlement, elle doit remettre de l’ordre dans sa vie familiale et sentimentale après qu’un ancien dealer qu’elle a défendu autrefois soit venu emménager chez elle, et que son ex-mari ait commencé l’écriture d’une auto-fiction dont elle est le personnage central.
Le film, scénaristiquement exsangue, ne tient que sur la prestation de quelques acteurs (Lacoste en tête) et cet équilibre délicat qui consiste dans l’accumulation des gags. Aussi sommes nous, une fois le métrage terminé, en droit de percevoir une certaine vacuité dans un film dont les afféteries sont autant de cache-misère que de symptômes. L’aspect bancal de cette comédie trop pleine et trop courte réside dans l’inadéquation entre son parti-pris narratif classiciste d’obédience américaine et son travail de modèles structurels français. La porosité est certes possible, mais la formule et la maîtrise manquent ici cruellement.
Le film est un portrait de femme, de facture classique : nous sommes projetés sur un référent à l’écran (Virginie Efira) auquel nous nous identifions. Nous épousons son histoire, et les forces de la mise en scène soutiennent cette fusion entre la salle et l’écran. Mais un scénario faible, tout concentré vers ses finalités narratives, ne peut envisager de saisir un personnage dans son essence. Ou bien cela reviendrait à considérer le personnage comme une entité qui ne se définit que par ses actions, extérieurement, tout poussé vers la réalisation de celles-ci. Sa raison d’être à l’écran ne consisterait que dans sa capacité à être le moteur du scénario, à permettre à l’histoire de se boucler. La caméra ne saisirait en quelque sorte que le symbole extérieur de l’intériorité du personnage, puisqu’elle se focaliserait uniquement sur les actions nécessaires à la réalisation de l’intrigue : foin de psychologie, à nous de déterminer l’origine de telle action, ou de ne pas nous en soucier. Triet, en filmant l’épuisement physique de Virginie Efira, affirme que l’intériorité se divulgue à la caméra au travers de l’activité tournée vers l’extérieur, avec ce que cela contient d’énergisation (à ce titre, notons-le, Efira lit Nietzsche). En un sens, j’épuise donc je suis.
Or, le classicisme, auquel tend paradoxalement la cinéaste, est d’abord structuré par une croyance profonde dans l’intériorité des personnages de fictions, en tant que ceux-ci réorganisent le monde. Dans le cinéma classique américain, les structures narratives peuvent se résumer à un schéma A-B-A’ : une situation de base équilibrée (A) transformée par l’arrivée d’un antagoniste (B), et que le héros va rétablir dans un une forme altérée qui lui laissera une place nouvelle (A’) [1]. Ce modèle suppose par conséquent que l’espace de la diégèse (la réalité du personnage) se détermine à l’aide d’un plan posé par l’homme et que cette diégèse doit se plier à lui afin d’être menée à son terme. Chaque problème demande rétablissement, opéré par l’homme ; le film en montre un exemple. Il s’agit donc d’un cinéma qui ne coule pas le long du monde, mais qui le malaxe. Ce que l’on qualifiera abusivement de classicisme français, à savoir le cinéma de Renoir et de Becker, tient du portrait et ne suit pas les mêmes modèles. Simplifié, le schéma va d’une situation A à une situation B, souvent méliorative, et suit le personnage dans son cheminement, puis dans les conséquences des actions qu’il a réalisé pour arriver au B. Ce sont les histoires de prisonniers qui passent un film à vouloir s’échapper, d’un couple qui cherche un billet de loterie pour s’acheter une moto, de travailleurs qui souhaitent l’auto-gestion. Un cinéma du désir et de l’obtention contrariée. La narration n’est pas structurée par un plan mis à exécution, mais plutôt par les aléas d’une vie qui contrecarre les désirs des protagonistes. D’où une attention appuyée au quotidien, à ce qui symbolise l’habituel. Comme un signe, c’est lorsque le plan est posé, à l’américaine, qu’il foire. Aussi, plus que tout, on suit la troupe et on en fait le portrait, le temps d’une partie de campagne, ou pendant des semaines au trou.
Justine Triet, étrangement, veut faire la jonction entre ces deux classicismes. Mais le portrait accidenté qu’elle propose est comme vampirisé par l’exigence de la réalisation de son scénario, à savoir : (re)trouver l’équilibre dans la vie personnelle de l’héroïne. Annoncé dès l’ouverture du film, cet horizon devient le plan à réaliser – modèle américain. Pourtant, la mise en scène ne nous fait passer qu’au travers des strates de l’expérience personnelle, des déboires sexuels, amicaux et professionnels de Victoria, sans pour autant s’élever du dialogue et du champ/contrechamp – une sorte de modèle français affadi. La grammaire de visuelle de Triet, somme toute réduite et souvent effective pour des questions de comique, ne nourrit jamais assez son récit classique. Pas de lyrisme ni de poésie. Les possibilités du récit à fleur de peau, au plus près du personnage, s’effacent avec la machine scénaristique, qui pâtit paradoxalement d’un dispositif qui se veut collé au personnage de Victoria et à son interaction avec les autres.
Reste l’humour, souvent efficace, mais qui ne tient que grâce aux acteurs. Lacoste joue de son génie comique avec la grâce qu’on lui connaît. La beauté et l’aisance de Virginie Efira irradient le film. C’est une maigre consolation, mais elle a le mérite d’embobiner facilement ; film raté terriblement aimable, Victoria est à voir, si tant est qu’on soit prêt à mettre en sourdine son jugement critique. On risque, pour une heure, d’avoir l’impression d’être sorti d’un très bon film ; puis tout s’efface.
[1] : voir L’image-mouvement, G. Deleuze, 1985, Ed. de Minuit.
Année après année, on se sent chez soi, au festival. On prend ses aises, on a des habitudes. Mais, disons-le simplement : les paninis à midi, les fils du Dragon sous le soleil, la librairie de la Coursive, toutes ces choses et bien d’autres ; ce fut formidable.
Une pensée pour mes camarades-cinéphiles pendant ces quelques jours : Nicolas, Jean-Baptiste, Sophie, Marin et mes chers grands-parents.
A l’année prochaine tout le monde, pour la 45ème édition.
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