Se rendre au Festival du Film de La Rochelle, c’est se lancer dans une cavalcade interrompue au milieu d’un triangle dont les points saillants seraient les salles obscures : La Coursive ; Le Dragon ; l’Olympia. Ces trois temples semblent régis par les règles d’une cinéphilie gourmande qui caractérise le festival depuis bien des années. Créé pour le public, il semble un moment privilégié de l’amour et du partage du cinéma, et les rétrospectives de grands maîtres comme les hommages à des figures rares du cinéma contemporain en font un rendez-vous immanquable de la cinésphère hexagonale. L’épuisement, la déception, les retards rythment souvent les journées remplies de votre serviteur, festivalier vorace. Mais c’est le prix à payer quand on veut se lancer dans la véritable aventure de la découverte, quitte à s’émerveiller au détour d’un changement de programme à la dernière minute…
Motherland (Ana Yurdu) – Senem Tüzen
2015 – Turquie/Grèce
Nesrin est une romancière turque, citadine, qui revient dans le village de sa grand-mère en Anatolie pour terminer son roman. Sa mère la rejoint sans la prévenir. Le village, d’abord hospitalier, devient un poids pour la jeune femme. Et la présence de sa mère est plus une source de conflits que d’inspiration.
Le film de Senem Tüzen s’ouvre sur un motif paradoxal d’enfermement : Nesrin voyage sur les routes d’Anatolie dans une sorte de camion-benne, véhicule de fortune pour des femmes en nombre. A l’étendue infinie de la plaine s’oppose la forme oppressante du véhicule, dont les murs de taules font des femmes qu’il transporte l’équivalent de fauves en cage. Lorsque Nesrin se met à tousser, toutes lui ordonnent un médecin, ce qu’elle refuse. Qu’à cela ne tienne, elles répètent, infligent, imposent. A notre grande déception, tout le contenu politique et social de l’heure trente à venir tient dans cette séquence inaugurale. Pas de développement ultérieur ni de naissance du trouble. Nesrin est en voyage, donc issue de la ville ; ses lectures (Sylvia Plath) et son métier caractérisent un personnage-type : l’intellectuelle citadine, volontiers féministe. Comme un topos, le film suit son personnage, qui se laisse caractériser sans faire naître l’ombre d’un doute. Femme de lettres, divorcée, avorteuse, onaniste, elle incarne tout ce que la morale religieuse du village réprouve. Semblablement, le groupe social qui l’entoure ne se détermine que par des collocations évidentes : les femmes sont sans âge, cruelles, bavardes.
La religion est partout ; le « qu’en-dira-t-on » donne son équilibre à cette petite société ouverte sur les plaines. Certes, le propos politique est nécessaire, et salvateur : la morale religieuse et traditionaliste empoisonne une génération qui aspire à des libertés sexuelles et morales plus grandes. Reste cependant que la manière dont le film amène ces problématiques se fait au détriment du cinéma.
Dans sa première demi-heure, le film s’engage un peu laborieusement sur trois axes : 1) l’écriture du roman dans un espace « originaire » ; 2) l’éclatement de la cellule familiale mère-fille ; 3) le poids de la société traditionnelle sur Nesrin. Le premier axe, promesse de possibles réflexions métanarratives sur la difficulté de créer, est relégué immédiatement au rang d’un passable McGuffin. La relation mère-fille, vient comme nourrir le propos politique du troisième axe, et ne s’épanouit que partiellement. C’est dommage, car la meilleure scène du film consiste justement en un affrontement entre la mère et la fille, suivi de leur étrange réconciliation ; la mère retourne au traditionalisme et Nesrin, comme abattue, semble accepter son statut de pécheresse. Cette ambiguïté-là, celle qui travaille les corps et pousse à l’action, disparaît après cette scène. Elle est effacée au profit d’une reprise des motifs d’oppression sociale, déclinés à l’envi. Écrasé par une structure écrite à gros traits et qui ressasse les mêmes idées, le film stagne et finit par ne plus rien dire. Les dernières minutes du film sont, à ce titre, insupportables.
Aquarius – Kleber Mendoça Filho
2016 – Brésil
Mme Clara, une ancienne critique musicale qui vit dans son appartement de Recife, reçoit un jour la visite d’un promoteur immobilier qui cherche à racheter son appartement ; elle refuse de lui céder. S’engage alors un bras de fer où la femme va acquérir le statut de résistante face au capitalisme sauvage qui gangrène la société brésilienne.
Le deuxième film de Kleber Mendoça Filho, acclamé à Cannes, pose problème.
C’est d’abord un portrait de femme, en trois temps et un prologue : la vie de Mme Clara, critique musicale, dans le Brésil d’aujourd’hui. Mais c’est aussi un film-métaphore de l’état de la société brésilienne, rompue aux sirènes du capitalisme et gangrenée de l’intérieur. C’est enfin l’aventure d’une femme qui fait l’expérience magique de la résurgence du passé. Et pourtant, quelque chose ne prend pas à Recife. Comme si la superposition des trois axes de lecture embrouillait le résultat final : la polyphonie des harmoniques thématiques ne donne pas un brouhaha incompréhensible et boursouflé, loin s’en faut, mais une sorte de mélodie audacieuse et inachevée.
Au terme de deux heures vingt à la fois denses et lestes, on ne voit pas comment les différentes strates de la vie de Mme Clara éclaireraient autrement le fond politique que sur un ton métaphorique. Car : Mme Clara est une rescapée du passé et une combattante de la liberté ; le cancer de ses trente ans, c’est le mal de cette génération dorée du Brésil ; les termites rongeant son immeuble à la fin du film, la maladie de la corruption au sein de la maison Brésil. L’analogie est évidente. Mais, pour autant, quelles sont les puissances de mise en scène ici mises en jeu ?
L’esthétique de Filho est celle de la déconstruction : cut-ups, zoom sur des éléments indéterminés du décor, fusion de l’espace mental et de l’espace diégétique… L’image se trouble, progressivement. Tout tend à l’abstrait. Peut-être pour rendre compte de l’invisible ? Et quoi de plus invisible et présent que les forces du temps… Cela expliquerait sans doute l’apparition soudaine des images du passé, qui ne sont perçues que par Clara-la-résistante. Ce passé d’ailleurs semble structurant : la commode, présente depuis au moins un demi-siècle, à en croire le film, permet au passé de surgir dans le présent et lui donne son équilibre. La conclusion que nous pourrions tirer du film serait alors la suivante : si le présent est malade, c’est bien de n’avoir su percevoir ce qui faisait l’équilibre formidable du passé. Une morale finale bien terne, et limitée.
Cléo de 5 à 7 – Agnès Varda
1961 – France
C’est l’histoire de Cléo, une chanteuse, qui se sait malade, et qui, pendant 1h30, 2h, va attendre son rendez-vous médical. Mais c’est aussi l’histoire légère d’une jeune fille en mal d’amour et qui veut chanter de belles chansons. Et c’est aussi l’histoire de quelqu’un qui déambule dans Paris et aime ça. C’est surtout les choses graves et les choses gaies mélangées dans le shaker cinématographique de Varda pour faire un concentré de sa malice, son talent, sa beauté.
Peu de choses à dire sur le film qui n’eussent été dites avant ; c’est un classique de la Nouvelle Vague, et il symbolise parfaitement ce que Arnaud Desplechin présentait comme l’essence du mouvement : une passion pour la fantaisie qu’on va débusquer dans le réel. Varda joue avec l’image, le son, le scénario, le montage et n’hésite pas à montrer à nu les puissances de la mise en scène et la captation du réel.
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La projection a été suivie d’un impromptu musical, concocté par Michel Legrand et Agnès Varda qui étaient présents dans la salle. D’abord prête pour lire les textes, Varda fut poussée par un Legrand gentiment taquin à chanter les morceaux d’une célèbre scène du film. Elle le fit d’une voix délicieusement fausse, et ce fut adorable.
Mafioso – Alberto Lattuada
Italie – 1962
Alberto Sordi est Nino, cadre dans une société automobile milanaise à la pleine époque du boom économique. Venu présenter son épouse lombarde à ses parents restés dans la Sicile natale, il en profite pour réaliser le service que lui avait demandé son patron : transporter un paquet jusqu’au chef de la mafia locale : don Vincenzo…
Cette comédie noire de Lattuada, vantée comme l’un des dix meilleurs films de gangsters par Martin Scorsese, a pour elle toute la force de son incongruité. Elle démarre sous les auspices de satire sociale, avec un Sordi déjà terrible en contremaître zélé et médiocre. Mais très vite, on vire à la comédie pittoresque qui reprend avec plus ou moins de bonheur le principe de la confrontation entre Italiens du Nord et du Sud. La dernière partie, durant laquelle Nino devient malgré lui l’exécutant d’un contrat pour don Vincenzo, se teinte d’une noirceur aux accents kafkaïens. Tout le film peut être alors relu comme la représentation d’une descente aux Enfers jusqu’au cercle du crime d’honneur dont l’auteur restera impuni.
Le génie d’Alberto Sordi est de naviguer constamment entre ces genres en incarnant à chaque fois le pathétique, la veulerie et le danger. Ainsi, lors d’une scène de fête foraine, armé d’un pistolet, en un mouvement de visage s’efface le parvenu exubérant et c’est la face noire de l’homme de l’ancien « homme d’honneur » qui transperce l’écran. Il est, sans doute aucun, le point d’équilibre de ce film audacieux qui présentait l’acteur le plus aimé d’Italie sous une face bien noire. Certes, la péripétie finale aux États-Unis est construite sur une incohérence scénaristique grave, mais, pour le reste, la force de la critique sociale et l’efficacité de la réalisation de Lattuada font de Mafioso un divertissement admirable d’intelligence et de drôlerie.
La fin du jour – Julien Duvivier
France – 1939
L’arrivée du vieux beau Saint-Clair à la maison de retraite des comédiens de Saint-Jean-La-Rivière éveille les souvenirs enamourés, les colères froides et les souvenirs douloureux.
Ressorti au mois d’avril dans une superbe copie restaurée, le film de Duvivier est un peu oublié à côté des sombres classiques que sont La Bandera, Pépé le Moko et La Belle Équipe. De même, le tandem Jouvet-Simon reste dans les mémoires pour Drôle de drame de Carné, mais ce succès de 1939 qui unit leur talent semble marqué du sceau d’un cinéma-à-papy qui masque pourtant de vraies qualités. Le talent de Duvivier n’est certes plus à prouver. Cinéaste du groupe, à la manière d’un Hawks français, il montre avec une empathie adorable cette communauté atypique et forte en gueule. Cabotins en diable, Jouvet et Simon assurent un spectacle comique entre grotesque et veulerie. Et c’est un plaisir réel que de rencontrer des tronches oubliées du cinéma français, dont le talent laisse pantois. De même, apercevoir le grand Gaston Modot (acteur chez Buñuel, Renoir, Becker) ou un tout jeune François Perrier rend le film d’autant plus sympathique. Mais c’est l’entre-deux que pratique le film, sa tendance au « drame gai » cher à Renoir qui fait de La fin du jour une œuvre valant le détour. Certes, la fin n’appelle pas au pessimisme des autres films de Duvivier, mais reste un jeu de faux-semblant et une sorte de course à l’horreur dans laquelle nous engage le personnage de Saint-Clair, dont la dernière scène reste marquante. Fascinant pour son alliage de lucidité sur la mort, la solitude, la vieillesse et de drôlerie presque enfantine (les pantalonades de Simon font beaucoup du rythme du film), La fin du jour est à redécouvrir.
Événement majeur du festival, l’hommage à Frederick Wiseman permet de découvrir dans des conditions exceptionnelles une partie de sa dense œuvre documentaire, en particulier ses rares œuvres de jeunesse.
LA METHODE DE L’HOMME SAGE
Notes sur 3 films de Frederick Wiseman
Titicut Follies
High-School
Basic Training
1967/1968/1971 – États-Unis
Je savais que Wiseman serait là le premier jour du festival ; j’attendais ses oreilles de pied ferme ; je voulais voir le petit géant du documentaire, ô combien révéré par mon professeur de cinéma au lycée. Il apparut, discret, à l’arrière de la salle, par l’entrée principale, mêlé aux quelques retardataires. Une entrée pas du tout soignée, d’un naturel stupéfiant, presque cachée. Deux jeunes filles aux rangs devant moi le regardaient amoureusement. L’une fit un clin d’œil ; j’aime à penser qu’il lui fut destiné.
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Une chose m’intrigue dans la présentation que Wiseman fit de High-School. Deux choses plutôt, l’une étant la conséquence de l’autre : « Je n’ai pas grand chose à dire sur ce film, je pense qu’il se comprend tout seul ». Puis « c’est une sorte de comédie triste ». Le cinéma de Wiseman, qu’on aime tant à analyser sous l’angle de sociologie, du reportage, ne serait-il pas plutôt une représentation filmée de la comédie humaine ?
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High-School (1968) : Wiseman investit une high school (école du secondaire) de la région de Philadelphie pendant quelques mois de 1968. Le propos de base consiste à saisir, au travers du travail éducatif, le transfert d’une idéologie. Évidemment, ce que cherche Wiseman, c’est radiographier l’Amérique au travers des dysfonctionnements de ses institutions. L’apparition de hippies, de jeunes filles mal dans leur peau, de parents autoritaires et paniqués sont autant de signes des réalités quotidiennes de l’Amérique du Flower Power. Pour réussir le prodige de nous projeter dans un ensemble de « moments privilégiés », Wiseman use déjà du même dispositif qu’aujourd’hui : une caméra, un opérateur, de la patience et de la discrétion.
Au terme de 90h de rushes, Wiseman monta un film d’1h15 : il capta avec une aisance rare les signes corporels qui indiquent les impensés du dialogue. Voilà sans doute l’opposition dialectique qui fait que les films de Wiseman sont de si grandes réussites : filmer la parole en ne donnant à voir que des corps. Filmer ce qui se voit, ce qui se donne à voir avec le plus d’évidence (les tics, les manières, le genre qu’on se donne) comme signes de l’impensé du discours. Discours qui n’est donc pas un outil de la mise en scène, mais son support même. Il faut noter, à ce titre, le nombre impressionnant de gros plan de bouche, balayant l’espace d’un interlocuteur à un autre comme si elle suivait le vol d’un insecte. Une scène symbolise parfaitement ce rapport : un couple est dans le cabinet d’un C.P.E. ; le père plaide avec véhémence pour sa fille, la mère se tait. Les mots, vampirisés, ne laissent d’espace à la femme que celui de son corps, et lorsque le C.P.E. reprend la parole, Wiseman filme longuement la main de la femme, grattant discrètement sa chaise. Les mots du père sont ceux de la défiance, de la posture sociale ; ses mimiques, ses tics de bouche sont ceux de l’incertitude et du doute. Il ne nous reste alors qu’à admirer ce que Wiseman nous donne à voir : une matière de cinéma brut, gorgé de réel et qui laisse au spectateur tout l’espace de la pensée. C’est admirable.
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Voir quelques jours plus tard Basic Training m’a permis de questionner plus avant le rapport qu’entretient Wiseman avec la parole et le corps. Dans ce film de 1971, la parole n’est plus celle de l’échange. Les rapports de force ne surgissent plus : ils sont posés. Les instructeurs ont raison, ils détiennent les mots, et les révoltes ne se perçoivent qu’au travers de bribes langagières toujours réprimées. Dans la caserne, aux entraînements, la parole n’est que morale, officielle. L’entrevue d’un soldat dépressif avec l’homme d’Église affilié à la caserne ne fait ressortir qu’un discours attendu, viril, sans écoute. Comment déceler les limites, comment dire la présence de la société à l’intérieur d’un milieu en quelque sorte privilégié de ses remous ? En filmant l’inadaptation des hommes, la surdité, le mur entre les générations. Et en cherchant la limite des corps, car ceux-ci portent comme les signes du passé social. Les jeunes hommes à Fort Knox entrent dans un « système » où ils deviennent des soldats. Tout ce qui les caractérisait avant leur entrée doit disparaître au profit d’une nouvelle peau ; ainsi, une mère dit-elle souvent à son fils qu’il doit « devenir un homme »… En exposant le décalage entre ce que réalisent certains soldats et ce qui leur est demandé, ou au contraire, en filmant la mue des jeunes hommes en robots répétiteurs exacts de mouvements, Wiseman dit beaucoup sur la capacité d’une institution à normer. Mais, plus encore, il fait le constat de la nécessaire présence de la parole dans le monde, du dialogue, afin de ne pas succomber à l’aliénation.
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Troisième séance de Wiseman en 5 jours. Un groupe agité devant moi : le sujet du film les attire. Un documentaire sur un asile de fou : « c’est génial » dit l’un ; « Titiclut.. Titiculutt.. je sais pas quoi Stories ! » lance une autre en riant. Je suppose donc que celui qui les a poussés à voir ce film est celui qui affirme son génie, que les autres suivent. Je n’en sais rien : il fait diablement chaud (enfin). A la sortie, je les entendrai encore : ils sont traumatisés. Moi, j’ai la tête qui tourne, je viens de voir le film le plus dur du festival, le plus dur depuis longtemps. Il fait encore plus chaud.
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Titicut Follies interroge une autre parole que celle de Basic Training et High School. Celle des criminels fous, celle de ceux qui ne sont plus dans la société. Une fois de plus, les corps nous sont des indices : Wiseman filme la parole délirante, les hurlements, la psychose en nous intimant que le discours mérite à attention. Comme cet homme qui chante tête-bêche, tout est comme renversé dans l’asile dans la Prison d’État de Bridgewater. Ce n’est pas le sens de la parole qui importe dans cet espace hors société, mais bien sa nécessaire présence. Plus que le signe des rapports entre les hommes, elle affirme le caractère humain de ceux qui la pratiquent. Et le danger que constitue sa suppression.
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