J’ai ouvert « Corps et âme » de Frank Conroy il y a quelques semaines, et c’est avec une pointe de regret que je l’ai refermé et reposé après le point final. Suite à une aventure de près de sept cent pages, quitter Claude Rawlings et son fascinant don pour le piano n’a pas été facile, ainsi que me séparer de son univers composé de personnes intéressantes et attachantes, d’instruments magnifiques et d’airs de musique envoûtants.
Ce bouleversant roman d’apprentissage nous présente un enfant pauvre et démuni, vivant dans un sous-sol misérable seul avec sa mère, une chauffeuse de taxi qui gagne difficilement sa vie. Ce jeune garçon se révèle être étonnamment doué pour jouer du piano. Suite à sa rencontre avec Monsieur Weisfeld, son mentor qui deviendra également son « père spirituel », ce petit prodige de la musique va connaître une ascension extraordinaire, ponctuée de belles rencontres, et de fabuleuses découvertes musicales. Sur sept cent pages, le lecteur a tout le temps de découvrir Claude, de faire connaissance avec ce petit garçon chétif et solitaire, enfermé dans son sous-sol, de le voir grandir, devenir un jeune homme brillant, et s’épanouir dans une carrière incroyable : Claude, un petit garçon apparemment sans avenir, miraculeusement sauvé par la musique.
J’ai aimé l’authenticité qui émane de ce roman : Claude nous est présenté comme un jeune homme très commun, avec des désirs et des sentiments ordinaires, mais comme un musicien exceptionnel et épatant. Son évolution sonne toujours juste : chance, hasard et talent se rejoignent pour faire de lui un être atypique exposé sur le devant de la scène par une progression fulgurante.
Je n’émettrai qu’un seul petit bémol au sujet de ce roman. L’auteur a tendance à recourir à un vocabulaire musical assez précis et technique, et, à cause de mes lacunes en solfège, je suis parfois passée à côté de la signification de paragraphes complets. La musique est souvent abordée sous un angle très technique et cela a rendu, par moment, ma lecture absconse. Ce léger défaut est néanmoins atténué par de nombreux passages absolument exquis et poétiques, qui m’ont fait vibrer et ressentir intensément la musique. L’auteur, à l’instar de Claude, est un véritable virtuose !
Ce roman est un magnifique hymne à la musique. A lire avec du Mozart, du Beethoven et du Debussy en fond sonore… Magique !
Morceaux choisis :
« Bien. Travaillez-le à la maison. Ensuite, là – ce point d’orgue sur le si, lié pendant toutes ces mesures. Pressez-le fort. Je ne dis pas jouez fort, je dis appuyez fort une fois que vous l’avez joué. Faites-le durer. Pressez-le. Gardez vos doigts sur les touches, utilisez vos poignets pour le phrasé. Poignets souples ! […] C’est un piano, pas un clavecin ! Défoncez-le ! Faites-le chanter ! ».
« Claude s’assit sur la banquette et regarda le clavier. Si familier, ce motif noir et blanc. Il sentit un frisson doux, agréable. Aussi singulier ou mystérieux que fût l’environnement […], où qu’il se trouvât, dès qu’il s’asseyait au piano, le monde qui l’entourait n’avait simplement plus d’importance. Sa relation physique avec le piano était immuable. Tout le reste était transitoire. Ses repères étaient là ».
« Le fait que, arrivé à un certain point, on peut en quelque sorte oublier ses mains. Cela devient pour ainsi dire mental. On entre dans une sorte de transe de concentration, on imagine à quoi le son va ressembler, on le sent dans sa tête, et inexplicablement, c’est exactement ce qui arrive. C’est presque magique. C’est si bon, parfois, que c’en est presque insoutenable. Je veux dire, on joue, on sent une résistance, on pousse de plus en plus fort… et soudain on débouche en pleine lumière, juste comme ça… On passe de l’autre côté du mur ! Il n’y a plus de résistance, on navigue… De la pensée pure, qui se transforme en musique pure. Il faut s’entraîner à garder sa concentration, sinon on peut être si heureux qu’on risque de passer de l’autre côté. C’est fou ».
J’ai adoré ce livre, ce fut une révélation. Bizarrement, moi qui ne suis pas mélomane, en le lisant j’ai eu l’impression de mieux comprendre la musique. « Passer le mur »…