Avec Alexis ou le Traité du Vain Combat, Marguerite Yourcenar offrait aux lecteurs son premier « grand » roman. Très différent de son œuvre à venir, Alexis consiste en une longue lettre adressée à l’épouse du narrateur. Un roman qui se démarque formellement, excepté pour l’essence du style, déjà très étudié, classique et juste, féminin par sa délicatesse. Chaque phrase a fait l’objet d’attentions infinies, tout est ciselé, positionné avec soin dans un ensemble. C’est d’ailleurs ce qui fait la puissance de Yourcenar : son élégance, sa patience, sa précision… et son amour pour ses personnages, le soin qu’elle leur porte.
J’avais seize ans. J’avais toujours vécu replié sur moi-même ; les longs mois de Presbourg m’avaient enseigné la vie, je veux dire celle des autres. Ce fut donc une époque pénible. Lorsque je me tourne vers elle, je revois un grand mur grisâtre, le morne alignement des lits, le réveil matinal dans la froideur du petit jour, où la chair se sent misérable, l’existence régulière, insipide et décourageante, comme une nourriture qu’on prend à contrecœur.
Ajoutons que, publié dans l’entre-deux-guerre, Alexis adopte un ton très « viennois ». Cette sensation est confirmée par plusieurs éléments : décor d’Europe centrale, empreinte de la psychanalyse, approche en spirale des sentiments (on tourne autour avec précaution, puis on s’approche lentement, jusqu’à faire le tour de la question et toucher au but)… Les influences de Freud, de Zweig et du « vieux monde » sont indéniables. Yourcenar s’en détachera plus tard, pour trouver une voix plus personnelle encore, celle des Nouvelles orientales et de L’œuvre au noir.
Ce que j’avais éprouvé n’était rien moins qu’un amour ; ce n’était pas même une passion. Si ignorant que je fusse, je m’en rendais bien compte. C’était un entraînement que je pouvais croire extérieur. Je rejetais la responsabilité tout entière sur celui qui l’avait seulement partagée ; je me persuadai que ma séparation d’avec lui avait été volontaire, qu’elle était méritoire. Je savais bien que ce n’était pas vrai, mais enfin, ç’aurait pu l’être : notre mémoire est notre dupe aussi.
Le thème du livre est sensible, du moins pour l’époque. Et comme de juste, il est traité avec une grande sensibilité. On sait aujourd’hui que l’auteure était directement concernée par l’homosexualité ; c’est pourtant un homme qui expose sa situation. La barre est placée haute : un sujet encore tabou, déjà scabreux. L’un des atouts du roman est de ne céder ni aux sirènes de la provocation (on en est même très loin) ni à celles de la bienséance. Rien n’est tu. Il fallait un certain courage, et beaucoup de recul, pour exposer cette souffrance-là au lectorat français de 1929. Ce qui peut expliquer que nous sommes très, très loin des niaiseries actuelles sur le propos.
Je ne songeais même pas aux autres formes du bonheur ; il me fallait donc choisir entre mes penchants, que je jugeais criminels, et une renonciation complète, qui n’est peut-être pas humaine. Je choisis. Je me condamnai, à vingt ans, à l’absolue solitude des sens et du cœur.
Je revois la courbe particulière d’une nuque, d’une bouche ou d’une paupière, certains visages aimés pour leur tristesse, le pli de lassitude qui abaissait leurs lèvres, ou même ce je ne sais quoi d’ingénu qu’a la perversité d’un être jeune, ignorant et rieur ; tout ce qui affleure d’âme à la surface du corps.
N’allez pas chercher de l’eau de rose ou du rimmel coulant dans ces pages. L’intrigue ne connaît aucun rebondissement. Il s’agirait plutôt de la dissection d’une vie. Une existence particulière donc, mais qui peut ressembler à beaucoup d’autres : celle d’un jeune homme en lutte avec sa nature. Et le pari littéraire est gagné : Alexis atteint le statut d’archétype, sans jamais frôler la caricature ou l’anecdote.
Il faut lire ce beau livre. Les personnes intéressées par le thème de l’homosexualité verront dans Alexis ou le Traité du Vain Combat une des plus belles fictions sur le sujet. Les autres apprécieront la beauté de l’histoire et l’admirable pureté de la plume.
un titre pareil me fait fuir mais tu prouves le contraire… pourquoi pas? le thème m’intéresse …
Oui, je trouve que c’est l’un des livres qui traite le mieux du sujet :)
Je ne connaissais pas ce roman. Merci pour cet aperçu intéressant. C’est un sujet extrêmement sensible pour l’époque que c’est dissection des sentiments et sensations liés à l’amour (ou amitié) homosexuel. Je repense à « Mort à Venise » ou à « Narcisse et Goldmund ».
Coucou, je n’ai jamais lu « Narcisse et Goldmund » mais au vu du résumé (et de l’auteur !…) franchement pourquoi pas ! encore un ajout dans ma pile à lire ;)