Terence Fletcher, comme un Mephisto bebop, sort de l’ombre.
Qui est-il ? On ne le sait pas encore, mais sa présence fait autorité. Le jeune Neiman, qui aspire à être le plus grand batteur du monde, accepte sa proposition (devenir batteur secondaire dans son groupe de travail) et signe alors le pacte qui le perdra.
La légende disait que Robert Johnson avait donné son âme au Diable contre sa virtuosité ; il en va de même pour l’adolescent. Fletcher fera naître Neiman, il sera sa créature : le Dr. Fletcher et son Frankeneiman.
Leibniz, dans une sentence célèbre, a dit que nous apprécions la musique parce que c’est un exercice d’arithmétique de l’esprit qui compte à son insu. Dans Whiplash, une scène remarquable nous montre Neiman, fier d’être enfin parmi les grands, se faisant reprendre sans arrêt par son tyrannique professeur. L’adolescent joue Whiplash, fait une faute de tempo, rejoue : une faute ; il joue à nouveau, faute, joue encore, faute ; il se reprend – son regard est fuyant -, il faute, retente, reprend, faute, retente, reprend ; et ce jusqu’à ce que la colère de Fletcher éclate, furieux que le « puceau » ne sache compter correctement le rythme.
Il n’est pas question d’appréciation ou d’amour de la musique ici ; reconnaître les subtilités rythmiques et techniques de ces musiciens relève du professionnalisme. Ce qui fait le sel du projet est tout autre : Whiplash est un grand et beau film sur la passion, la lutte, la volonté de pouvoir, la violence et la perfection – ici traduit en virtuosité.
Ne nions pas pour autant les qualités techniques du film : si Damien Chazelle a bien révisé son David Fincher (images froides, cliniques, nimbées de gris) – ce qui, en soi, n’est pas un avantage tant cette esthétique est risquée et ne tient son intérêt que par la valeur critique que l’ancien clipeur lui donne -, on ne peut critiquer le goût de l’effet avec lequel Chazelle a monté son métrage. Il réussit l’écart difficile entre impressionnisme grand public (on reste plus proche de Grémillon que d’Epstein) et utilité cinématographique – car ce n’est pas un clip. La réalisation, si elle n’a pas la beauté suave de Moanin’ The Blues ou la scène de jazz de The Phantom Lady est très efficace et sait, à défaut de donner une lecture supplémentaire au métrage, soutenir son propos avec une vigueur remarquable.
Le propos, quant à lui, brille par sa malignité.
En effet, Whiplash, dans sa construction, ne fait que répéter un même principe narratif : les répétitions avec Fletcher, soit donc : insultes, torture psychologique et mise à l’épreuve physique et morale. Le tout entrecoupé d’intrigues secondaires tendant à étoffer la personnalité de Neiman qui, l’intrigue avançant, s’avère plus monolithique – donc inquiétant – qu’on se l’imaginerait. Si son revirement de personnalité suite à une vexation violente de Fletcher est un peu rapide, il n’en reste pas moins logique et poussé à un terme si ce n’est probable, du moins vraisemblable (copine, orgueil, voiture, boom boom).
Ce que montre Chazelle à travers cette répétition mécanisée d’esclandres violentes est le processus de fabrication d’un monstre. Le but de Neiman est, tout comme pour Fletcher, la perfection. On recherche la conception classique du parfait : rien à ajouter, le solo de batterie illuminera tout. Chez les deux protagonistes se cache bien entendu une volonté de puissance et de reconnaissance qu’on incombe pour l’un à son relatif autisme et pour l’autre à sa mégalomanie patente.
Pour autant, la mise en opposition du détachement progressif de Neiman aux diverses structures auxquelles il appartenait (familiale, amoureuse et scolaire) et la fondation de sa nouvelle personnalité tendent à un questionnement : La perfection artistique vaut-elle plus que nous-mêmes, que ce qui fait notre humanité ?
Le réalisateur se garde, avec raison, de donner une réponse univoque : si la dernière scène, flamboyante – pour peu que les solos de batteries vous bottent –, semble pencher vers un « oui » péremptoire, fiérot et respectant les valeurs américaines et chrétiennes du dur labeur récompensé par la félicité, il ne faut pas s’y tromper. Neiman est bel et bien l’objet de Fletcher qui peut jouer avec lui sans peur : le gamin retournera vers lui en courant.
La perfection atteinte par l’entremise d’un jeu pervers ne peut se détacher de celui a induit cette perversion. Neiman, en s’adonnant avec génie à son art, s’est piégé lui-même mais y a trouvé la félicité.
En outre, Chazelle multiplie les styles comme autant de pistes afin de cerner les personnalités glissantes de Neiman et Fletcher – qui s’avèrent aussi inquiétants et attirants l’un que l’autre.
Si l’éclairage et le cadrage tendent au Film Noir, on ne peut voir le film comme une tragédie au sens propre, si l’on comprend « Film Noir » au sens classique : la chute d’un personnage ballotté par des événements extérieurs et une force probablement omnisciente. Neiman se jette de lui-même, et avec une relative connaissance de ce qui l’attend, dans le piège sadique de Fletcher. Pour autant, si l’on considère ce dernier comme une figure diabolique – possédant par conséquent l’omniscience relative à son statut – comme viendrait le prouver sa première apparition et le dernier piège lors du festival JVC, alors la pleine conscience de Neiman peut être remise en cause.
De plus, Whiplash est un film naturaliste au sens où Deleuze l’exprimait chez Zola : en épuisant le milieu précis qui est étudié (l’école de musique de Manhattan), Chazelle se permet de le remplacer, le film avançant, par un monde « originaire » entre sueur et sang. Ses seules lois sont la violence, la compétition et la lutte. On peut même faire une opposition nette entre l’extérieur des salles de cours (les couloirs, Manhattan, la pizzeria) et ces dernières, temples où Fletcher règne en maître. Cette distinction se fait par un choix d’éclairage beaucoup plus ouaté, un goût pour le jaune, pour l’ombre qui se mêle au corps de Fletcher dont on ne distingue que le visage et le crâne. Là, l’esprit et la raison n’ont plus leurs places puisque tout est musique – art sensible et inintelligible s’il en est. Dans cet espace, la musique sert de moyen d’expression des pulsions: en jouant de plus en plus violemment, Neiman troque son Jekyll contre un Mister Hyde as des baguettes. La pulsation rythmique est alors comme une incantation ; Fletcher est le chamane et Neiman entre en transe. Pas étonnant que Fletcher parle d’aller « au-delà de ses capacités » : le dépassement de ses propres limites induit à une transformation. La sueur qui coule sur le front de Neiman et le sang de ses ampoules tachant le kit sont autant de signes de cette éclosion, de cette renaissance.
En ce sens, Whiplash est également un film d’apprentissage : l’adolescent de 19 ans découvre le Mal qui est en lui et, plus effrayant peut-être, s’accorde avec celui qui l’a fait naître pour en tirer quelque chose de flamboyant.
La question morale ne se pose même plus devant la beauté de la perfection.
Enfin, n’oublions pas que Whiplash reste un film musical : si le terme de comédie semble déplacé, la qualification de thriller ne semble pas erroné. Chaque coup de cymbale, chaque roulement a le même effet qu’un coup de feu dans une filature. La mise en opposition classique du protagoniste et de l’antagoniste sous forme de duel est bien présente ici, visible lorsque la caméra de Chazelle passe rapidement et sans coupure de Neiman à Fletcher, qui se répondent par instruments interposés lors du festival JVC. Le montage des séquences musicales, syncopé et plus rythmique que sensé, suit le même principe de décomposition de l’image que celui du jazzman avec la mélodie. On voit plusieurs plans débullés d’un même musicien, induisant à plusieurs angles de vue, ce qui résulte en une décomposition de son image – procédé cubiste s’il en est. Le musicien quant à lui, en jouant, décompose la mélodie en un nombre infini de variations.
Ainsi, ce qui ne pourrait être qu’un nouveau succès mineur du cinéma indépendant possède une vraie richesse et une intelligence de propos rafraîchissante.
Il faut ajouter à cela l’excellent duo d’acteurs – J.K. Simmons étant particulièrement effrayant et Miles Teller (Neiman) d’une ambiguïté plaisante. On déplorera tout de même que le film sacrifie ses seconds rôles.
Bref, courez-y car si ce n’est pas un chef-d’œuvre, Whiplash est un vrai grand film – l’un des meilleurs sur la musique.
J’en ai parlé également il y a peu.
C’est un très très beau film !