Bon. Le vieux scribe italien a passé l’arme à gauche. Il n’en restait plus beaucoup des comme lui, des bon gros intellectuels bien barrés, capables de tordre un peu la littérature, de s’amuser avec elle, sans rien perdre en profondeur. Des types de la trempe d’un Grass, d’un Albert Cohen, d’un Saramago. Des gars d’un autre âge. Alors quand j’ai appris ça, un peu par association d’idée, un peu par nostalgie morbide, j’ai rouvert Numéro Zéro, que j’avais laissé moisir dans un coin, dieu sait pourquoi.
Au premier coup d’œil, ce petit roman ne ressemble pas beaucoup au reste de l’œuvre d’Eco. La taille, déjà, y est pour quelque chose. Beaucoup plus court que les précédents. Et le style. Carrément verbal et d’une rare détente slipistique, même pour le gros barbu. Mais on retrouve son thème favori, l’erreur. Là on n’est pas perdu. Il n’a jamais fait que ça, dans ses romans, parler de mecs qui se gouraient complètement sur l’essentiel.
Ce coup-ci, il nous emmène dans les années 1990, au sein d’une rédaction un peu loufoque, puisqu’elle bosse pour un journal qui verse plus ou moins dans la futurologie. Le principe de ce quotidien, Domani (Demain), c’est de décrire, en se basant sur les événements survenus dans la journée, ce qui se passera probablement le lendemain et dans les semaines à venir. Là, on est déjà le domaine du bizarre, il faut bien l’admettre. Ajoutez à cela que le journal n’existe pas encore à proprement parler, puisqu’on en est à fabriquer un numéro zéro, qui doit avoir toute l’apparence des vrais numéros une fois qu’ils paraîtront. Sauf que… On fait comme si ledit numéro zéro était sorti à une date bien antérieure à sa rédaction. Dans ces conditions, la prospective devient un exercice assez facile. Le but ? Éveiller la curiosité du lecteur, et lui donner l’envie de suivre le quotidien quand il sera vraiment lancé. Bref, pour l’instant, c’est du chiqué.
Et on n’est pas au bout de l’absurde, loin s’en faut. Le propriétaire du journal a des motivations pour le moins mystérieuses. D’ailleurs, tout le monde parle de lui mais on ne le voit jamais. Et les membres de la rédaction sont tous un peu tarés. On a droit à un rédac-chef tyrannique et complètement à côté de ses pompes, à une ex-journaliste de magazines people à moitié autiste, à un pigiste conspirationniste et limite nécrophile… Tout ça sur fond de roman à suspense, puisque l’un de ces types se met à enquêter sur une affaire brûlante qui dérange pas mal de gros bonnets.
Mais les codes du polar journalistique sont utilisés comme un leurre. On navigue quelque part entre le divertissement burlesque et la fable philosophique. Vous l’aurez compris, Umberto Eco nous a gratifié d’un dernier pied de nez. Et je ne résiste pas, pour conclure, à partager avec vous l’une des géniales prophéties du rédac-chef de Domani :
Les téléphones portables, avait répliqué Simei, ça ne va pas durer. Primo, ils coûtent les yeux de la tête et rares sont ceux qui en ont les moyens. Secundo, les gens s’apercevront d’ici peu qu’il n’est pas indispensable de téléphoner à tout le monde et n’importe quand, ils regretteront les conversations privées, en tête à tête, et à la fin du mois, ils recevront une facture exorbitante. C’est une mode qui durera un an ou deux au maximum. Pour le moment, les téléphones portables ne sont utiles qu’aux adultes qui souhaitent éviter d’utiliser le téléphone de la maison, et peut-être aux plombiers, qui sont susceptibles d’être appelés à tout instant quand ils sont en déplacement. Qui d’autre ? Pour nos lecteurs, qui en majorité n’en possèdent pas, le sujet n’a aucun intérêt, et pour ceux qui en ont un, peu nombreux, ça ne leur ferait ni chaud ni froid, pire : ils nous prendraient pour des snobs, des radicaux chics.
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