Je découvre Françoise Chandernagor avec Couleur du temps, un court roman historique qui retrace l’existence fictive d’un peintre au 18e siècle. Baptiste V*** est issu d’une famille pauvre ; la peinture, tout d’abord, le sauve d’une vie de misère. Sa renommée croît lentement mais sûrement, il devient un portraitiste en vogue chez les bourgeois, puis peintre de cour, et songe enfin à fonder une famille… Cependant, Couleur du temps n’est pas que l’histoire d’un homme, c’est l’histoire du Portrait de famille, œuvre qui accompagne V*** jusqu’à la fin de sa vie. Cette toile est le point focal du récit, le héros la modifie sans cesse, jusqu’à ce qu’elle définisse son destin.
Capturer la couleur fugitive des rêves qui s’effacent au matin, imaginer, éclairer, nuancer une couleur tissée par les fées, l’idée plut tellement à Baptiste qu’il se mit au travail sur-le-champ. Ou plutôt, il se mit à s’amuser. Car pour lui le travail, ce travail auquel, en artisan scrupuleux, il donnait la première place, c’étaient les commandes toujours plus nombreuses et plus urgentes des courtisans : armure pour monsieur, mousseline pour madame, et chien pour tout le monde. Mais voilà que, par l’entremise de Sophie et de leur petite Claudine, la vie venait de lui passer commande aussi ! Il se crut, à quarante ans, assez maître de son art pour satisfaire cette double clientèle — et s’accorder en prime toutes les libertés.
« Couleur de lune », bien sûr, serait un jaune. Le jaune était son obsession. Il croyait qu’il y avait encore là-dedans quelque chose à trouver. D’ailleurs, s’il avait jamais eu, comme peintre, une ambition, c’était d’attacher son nom à un coloris qui ne serait qu’à lui : pourquoi un jour, ne dirait-on pas le « jaune V*** », comme on parle du « vert Véronèse », du « roux Titien » ou du « bleu Nattier » ?
Le style oscille entre deux pôles opposés, la simplicité et l’ornement ; c’est tout en élégante retenue — on pense notamment à Tous les matins du monde de Quignard. Le regard du narrateur est lui aussi fluctuant, il se pose tantôt en historien, se confronte aux limites du chercheur et du critique, et tantôt il s’affranchit de ces barrières, décrit les pensées de ses personnages, raconte ce qu’ils vivent intimement, tout ce qui n’a pu laisser de trace. Ces deux tensions, celle du style et celle du point de vue, portent le roman et lui confèrent son originalité.
Claudine mourut. Elle avait quatre ans. C’était d’autant plus regrettable que, dans le coin gauche du tableau familial, son père venait juste de terminer son portrait […]
De plus, en la peignant, il s’était attaché à sa fille. Non qu’il l’eût vue davantage : elle vivait dans l’autre appartement, presque toujours malade, souvent couchée. Ce qui ne le dérangeait pas : il travaillait d’après les croquis dessinés chez la nourrice trois ans plus tôt. C’était même un avantage : dans la composition initiale, Sophie et lui n’avaient-ils pas prévu de faire figurer une enfant de dix-huit mois ? Un avantage, oui ! Et voilà qu’aujourd’hui, Claudine, ce nourrisson… morte ? vraiment ?
Il eut du chagrin, moins que sa femme, mais il en eut. De nouveau il retourna le Portrait de famille contre le mur de l’atelier.
Couleur du temps charme son lecteur, en premier lieu par l’écriture, très soignée mais dépourvue de lenteur, en second lieu par le récit, qui ne tarde pas à captiver (l’époque et le milieu n’éveillaient pas d’intérêt à mes yeux, mais je suis « entré dedans » sans difficulté). Ce n’est pourtant que dans le dernier tiers du livre que l’histoire prend toute son ampleur : anecdote historique au départ, elle atteint peu à peu les dimensions d’une tragédie.
Après la mort de Marie-Charlotte, Sophie s’alita. Les médecins parlèrent de « mélancolie », d’ « état de langueur ». Baptiste s’inquiéta, Jean-Nicolas aussi.
Leurs inquiétudes se heurtèrent de front. Sans cesse le garçon, laissant son ouvrage en plan, quittait l’atelier pour rejoindre la chambre de sa mère. Au bout d’un court moment, on entendait s’élever la mélodie aigrelette des Barricades mystérieuses.
Belle découverte, donc : Couleur du temps est une lecture agréable, qui offre une certaine profondeur. Un petit reproche toutefois : on a parfois du mal à y croire. Formellement, tout y est : c’est très bien documenté, rien ne détonne dans le contexte… Mais au bout du compte, je n’ai pu m’empêcher de remettre en cause la crédibilité du récit. Peut-être les efforts sont-ils justement trop centrés sur le décor de cette fiction ; les références historiques sont envahissantes. « Voyez comme j’ai bien travaillé », semble nous dire Chandernagor. Mais tu n’as pas encore assez senti, aimerait-on lui répondre. Loin d’avoir bâclé son roman, il semble qu’elle n’y ait pas cru d’emblée, ou qu’elle n’ai pas su me transmettre sa foi. Néanmoins, ce défaut est loin de tout gâcher. La retenue subtile de Chandernagor confère au roman une personnalité rare, et à son style les qualités littéraires du Grand Siècle.
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